vendredi 20 décembre 2019

Antique campagne politique


Le voyage de Marcus de Christian Goudineau

Théâtre romain de Fourvière à Lyon, photographie vers 1960

Du roman de l'archéologue-historien Christian Goudineau, je n'attendais pas grand chose d'exceptionnel. Et je n'ai, en effet, rien ressenti d'exceptionnel lors de ma lecture. Cependant, loin de m'avoir bouleversée, tourmentée, chagrinée ou tout simplement bien émue, ce livre s'est néanmoins ouvert à moi d'une manière très paisible et affectueuse. D'une manière érudite également. Il faut dire que le Monsieur qui l'a écrit est un savant sur la question, et tout dans le style, la plume ou les explications entreposées dans la bouche d'un précepteur (Philodoros) laissent sous-entendre que l'auteur en sait bien plus sur la question, que cela n'est qu'un préambule à un savoir plus grand encore. Spécialiste de la Gaule romaine, Goudineau nous entraîne alors avec lui dans les subtilités d'une campagne électorale antique, à la fois loin de nos habitudes et de nos préjugés et plus proche de nous que nous pourrions l'imaginer.

L'histoire prise en elle-même est simple (le livre l'est aussi) : Marcus, le fils d'un Magistrat de la Gaule Aquitaine (la Gaule était alors divisée en trois parties), alors âgé de douze ans, part avec son père à la conquête de futurs électeurs pour ce dernier qui vise le titre de sacerdos (celui qui gère et organise le culte de l'empereur à Condate, sur les rives de Lugdunum). Le voyage les mènera d'une ville inconnue (proche d'Augustonametum, c-à-d Clermont-Ferrand aujourd'hui) jusqu'à Lugdunum (Lyon), lieu de l'élection. Le père, le fils, son précepteur Philodoros, quelques gladiateurs embauchés sur le tas pour la sécurité, passent également par Mediolanum (Saintes), Burdigala (Bordeaux), Tolosa (Toulouse), Narbo (Narbonne), Nemausus (Nîmes), Arelate (Arles), Arausio (Orange), et Vienna (Vienne). En faire la liste est important : le voyage, raconté sous forme épistolaire, est ponctué par ces arrêts dans chacune des villes que nous découvrons ainsi dans leur ambiance de l'époque, leur habitudes, leurs mœurs et leurs liens sociaux.

Revenons sur la correspondance : si je suis en générale assez réticente à cette forme d'écriture dans le roman, je me suis étonnamment laissée prendre au jeu des lettres de Marcus se succédant les unes aux autres et destinées à différentes personnes (tantôt sa mère, ses cousins-cousines, son oncle, un ami proche, etc.) J'ai donc accepté le pari que le roman serait ainsi doté de plus de réalisme.
Aux lettres impassibles et inébranlables de Publius (le père de Marcus) à sa femme, se trouvent les lettres du fils, véritable personnage principal de ce roman, qui utilise la plupart du temps un ton badin et enjoué dans presque toute situation. On prend plaisir à se laisser guider par ce jeune homme, qui comme nous, découvre avec ses yeux innocents le monde dans lequel il est né, dans lequel il grandit, dans lequel il va devoir s'habituer à vivre et faire ses preuves. L'idée est bonne : de part les explorations de cet enfant, l'auteur peut nous expliquer doucement et sur un ton pédagogue les choses qui l'entoure ; c'est-à-dire le monde de la Gaule romaine au IIe siècle ap. J.-C. Le précepteur qui l'accompagne pour perfectionner son éducation et ses connaissances, est également le nôtre. Chaque ville permet à Philodoros de nous enseigner quelque chose, sur des coutumes, des stratégies politiques, des faits historiques ou mythologiques, etc. Et c'est la principale magie de ce livre : on apprend en lisant de manière légère, sans même sans apercevoir parfois. Si mes bases en la matière ne sont pas trop mauvaises, j'ai quand même pris un grand plaisir à voir des connaissances ou des détails que je connais replacés dans leur contexte, ou s'agrémenter de certaines anecdotes inconnues. Et surtout, j'ai pu réviser mes connaissances du monde politique romain (et gaulois surtout) et des différents statuts, relations, rites, qui étaient pratiqués à l'époque dans les hautes sphères du politique.
Evidemment, la dimension romanesque est aussi à prendre en compte. Marcus accompagne ses lettres de détails souvent drôles ou cocasses sur ses pérégrinations de ville en ville, et de rencontre en rencontre. C'est le deuxième point positif de ce livre : il nous mène, en plus de nous apprendre des choses, dans une expédition -romancée certes- mais qui ne manque pas de charme ni d'enchantement. Cela nous rappelle, je pense, ce monde que nous sentons encore exister en nous, sous nos pieds, dans la pierre, et qui disparu à jamais, ne cesse de faire entendre les pulsations de vie qui germent toujours de ses ruines. 

vendredi 29 novembre 2019

De la succulente moelle de la baleine


Moby Dick de Herman Melville

Image du film Moby Dick de John Huston de 1956 avec Gregory Peck

Un fait totalement paradoxal m'a frappé durant ma lecture de Moby Dick : je fus à la fois enchantée, désireuse d'aller plus loin, de découvrir les pages de merveilles océaniques et philosophiques qui m'attendaient furieusement, et en même temps, l'ennui m'a asphyxié à de nombreuses reprises, me donnant presque l'envie d'arrêter la lecture sur le champ et de ne plus jamais y revenir. Je fus à la fois ravie et déçue. Du contentement et du regret ; de l’envoûtement et de la lassitude.
J'essaie d'être honnête : je pourrais tromper la réalité, dire que j'ai adoré ce chef-d'oeuvre incroyable, que j'en suis restée abasourdie, nue, sidérée. Que rien d'aussi beau ne m'avait été donné à lire depuis longtemps. Mais ce serait mentir. Pour dire vrai (chose pas si facile que cela), je suis d'abord transportée, puis enthousiaste, ensuite impatiente, peu après ennuyée, et assez vite déçue, enfin ravivée, de nouveau lasse, étonnamment attentive, et finalement émue. Je ne sais donc pas vraiment quoi penser à la suite de cette lecture. A dire juste, je reste déstabilisée. 
En fait le problème, c'est que Moby Dick n'est pas ce à quoi je m'attendais. N'ayant lu que Bartleby de Melville avant cela, je n'étais pas prête à ce monstre livresque, avec tout ce qu'il regorge d'aventure, de créatures marines, de monologues déclamés à tue-tête, de personnages inextricables, de bavardages scientifiques et de perditions philosophiques. Et mon premier réflexe (de survie, presque) fut le blocage contre cette chose non-identifiée qui essayait avec réussite de me bouleverser. Enfin, non, c'est faux. Ma première réaction était d'être transportée. L'histoire qui commence avec Ismahel, quelque peu perdu à ce moment dans sa vie, face à un personnage (Quiequeg) qui restera au long de l'histoire une énigme, m'a d'abord grandement intéressée. J'avais envie d'en savoir plus, les pages se tournaient rapidement et avec facilité. Il y avait (selon moi) ce qu'il fallait à ce moment pour ne pas me faire sentir le poids de l'ouvrage et me faire oublier la longueur de l'histoire et le nombre de pages. Peu importait alors que ce fût un pavé, car un pavé comme cela devenait aussi léger que le vent et il serait lu en un éclair. Je me laissais donc embarquer dans un monde étrange qui m'est encore difficile à décrire : celui des baleiniers, des marins, un monde brumeux et quelque peu fantasmagorique.

Ce qui peu à peu me fit perdre le fil, disons la tension que j'eue ressentie aux premières lectures, c'est ce changement incessant de ton sur lequel l'auteur développe son livre. Et pourtant, cela souvent me plaît et donne grande profondeur à une histoire, je crois. Mais... mieux vaut ne pas trop en abuser. Au bout d'un certain temps, à naviguer entre les eaux du Péquod, les réflexions d'Ismahel, les observations sur les autres membres de l'équipage, les apparitions philosophiques soudaines, hop! un monologue délirant au milieu, des développements tortueux sur l'organisme et l'ossature des baleines, quelques rencontres rapides avec d'autres baleiniers, etc., etc., j'arrivais à ne plus vraiment savoir où l'auteur voulait en venir, tout en comprenant au fur et à mesure que l'intérêt même de ce livre résidait dans cette ambition universaliste de tout embrasser et de pouvoir parler de tout, surtout si cela concerne les mers et la baleine. Donc avouons en toute franchise que cela déstabilise. Surtout quand on a entendu pendant 20 ans que Moby Dick est un livre pour enfants qui parle d'une baleine qu'on pourchasse (point). Non Moby Dick, en vrai (non pas tronqué à l'extrême en gardant quelque cent ou deux cent pages pour faire une histoire ordonnée et claire), ce n'est pas une histoire pour enfant (sauf si votre enfant voudrait savoir comment ôter le lard des baleines et comment le stocker sur un bateau pendant des mois, ou s'il est désireux de savoir comment la folie peut pousser un homme à pourchasser un objectif irrationnel, dangereux et impossible, jusqu'à la catastrophe, ou s'il s'intéresse aux différentes versions de l'histoire biblique de Jonas...), et Moby Dick, oui, est bien l'histoire d'une baleine qu'on pourchasse dans environ... un quart du livre, ou un tiers à la rigueur (oui, on pourchasse réellement Moby Dick dans les cent dernières pages (voire les 50), il faut être patient). Le reste est divagation. Mais attention ! qu'on se le dise : excellente divagation. Voilà, c'est dit : je me suis ennuyée, beaucoup, un peu, passionnément, parfois pas du tout, et j'ai aimé ça -avec du recul. Sur le moment, de nombreux passages sont longs et terriblement futiles (subjectivement), et avec quelques jours de digestion, une fois le livre fermé, en plus d'une fierté immense et d'une grande joie de l'avoir terminé, on en vient à raviver le souvenir de ces chapitres que l'on trouvait si mornes, si frivoles, et oui, non, en fait, ouais, c'était bien, même très bien. Comme des textes de philosophie, comme une lecture de Hume ou de Bergson finalement. C'est dur, c'est long, ça fait bailler, mais quel bonheur après, le lendemain, le surlendemain, la semaine suivante, d'y songer, de malaxer les souvenirs de lecture et de concepts et de les assembler, de les regrouper, d'absorber tout ce savoir et toutes ces idées et d'en faire quelque chose à soi.

Donc, merci Melville d'avoir écrit Moby Dick. Malgré tout ce que j'ai pensé de toi en cours de lecture, mes mauvais sentiments et mes grognements, Moby Dick restera un livre de ceux qu'on mange, comme le léviathan mange ses ennemis, comme la jambe d'Achab fût mangée elle aussi, et comme Jonas fut englouti pour renaître de la gueule de la baleine, je suis sortie d'entre les dents de cet ouvrage comme non pas une nouvelle personne, mais plus grande et avec de nouvelles choses en moi, que je ne peux décrire ici, sous peine de les étouffer. Mais je pense que tout lecteur attentif y sentira, comme moi, cette odeur de macération qui se prépare sur le pont du Péquod entre certaines pages, avant que ne se révèle dans un nuage de buée, inopinément, le suc, la moelle même de tout ce qui est raconté dans ces pages, pour disparaître aussitôt et couler avec fracas au fond des eaux.

Il y a, dans ces eaux, on ne sait quel tendre mystère, avec ce doux mouvement redoutable qui semble vous parler d'une âme enfermée au-dessous, semblable aux fabuleux frissons onduleux de la terre qui émeuvent, dit-on, le sol éphésien où est enseveli l'Evangéliste saint Jean. Et il est juste aussi que sur le déploiement de ce plaines marines, que sur ces amples, mouvants pâturages de l'océan, qu'au-dessus de ces vastes fonds des quatre continents, les vagues roulent et se lèvent, se creusent et se gonflent incessamment ; car des millions d'ombres et de fantômes, de rêves engloutis, ténébreux noctambules, et de songes noyés s'y entremêlent ; tout ce que nous nommons la vie et l'âme, les vies, les âmes sont là qui rêvent, sans finir , et qui se tournent comme des dormeurs sur leur lit ; aussi les vagues éternelles ne sont-elles rien que le battement de leur inquiétude.
Moby Dick, Herman Melville, éd. Phébus, Libretto, ch. CXI, p.772-773 

mercredi 18 septembre 2019

L'estomac de verre et de fonte.


Le Ventre de Paris d'Emile Zola

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Les Halles de Paris, construites entre 1854 et 1870 par Victor Baltard.

Il y a des lieux qui vous mangent, nous dit Zola. Des lieux qui enferment un monde dont les étrangers sont exclus. Car c'est un monde déjà comble, saturé par la présence des habitants, bourré de passages, gavé d'une surabondance de nourriture, satisfait de lui-même et dont l'arrivée d'un intrus bouleverse et retourne l'estomac -qu'il ne fallait pas déranger. Florent sera cet intrus ici, cet indésirable dont on croit un instant qu'il sera digéré par la population des Halles, c'est-à-dire accepté, assimilé au lieu et aux autres personnages. Mais l'illusion ne perdure guère, et comme toujours chez Zola, la monotonie d'une vie calme et sereine ne dure pas. Le désordre reprend vite de la graine, faut dire qu'il a de quoi se sustenter avec toute cette boustifaille dans le coin. L'échiquier mis en place, il ne reste plus qu'un peu de ruse malsaine -que chacun porte avec lui dans son cœur- pour que les complications donnent le résultat escompté : celui de l'évacuation, de l'épuration du lieu contaminé par l'élément importun.

De ce troisième tome de la fresque des Rougon-Macquart, il en ressort une impression terrible de violence et de mesquinerie. Ce qui n'est évidemment pas étonnant chez Zola, puisque chacun de ses livres se fonde sur un même trouble : celui de la coexistence des hommes et de leur difficulté à vivre ensemble. Ou de leur incapacité à se mêler de leurs propres affaires. Les rumeurs, les on-dits, les cancans, les mensonges, les perfidies sont le lot quotidien des "victimes" de Zola (victimes qui ne sont d'ailleurs jamais vraiment innocentes ni pures de toute vilenie, mais qui subissent tout de même injustement les bassesses de leurs voisins). Enfin, pour être franc, on adore ça. Celui qui aime lire Zola, aime à voir se jouer et déjouer les fourberies que chacun fait à tous, pour le bonheur d'observer l'être humain dans tout ce qu'il a de plus perfide et de plus roublard. Evidemment, le lieu et le temps du récit ne sont guère d'actualité, mais il suffit de peu d'imagination pour remettre une telle histoire au goût du jour. Les hommes n'ont pas changé depuis Zola, ils sont toujours aussi malins, toujours aussi retors. Alors bien sûr, j'ai adoré ce Ventre de Paris. J'étais doublement satisfaite que La Curée m'avait laissé sur ma faim... faim très vite comblée par la nuée de chère que ce nouveau tome avait à me proposer. S'il y en a que les descriptions méticuleuses d'Emile gênent, ce n'est guère mon cas. C'est bien souvent au milieu de ces pages d'exposés que je me trouve propulsée sur un petit nuage -que tout lecteur connaît quand la lecture le transporte dans les airs des songes. Comment résister à cette profusion lexicale sur le thème de la nourriture ? D'un monde (les Halles de Paris) que nous ne pourrons plus connaître tel aujourd'hui ? Mais franchement, le plus grandiose de ce roman, au-delà même de la richesse du langage et des détails, c'est cette image des Halles, de ce Ventre, de ce monstre sans cœur, que seul l'estomac agite et qui serait prêt à gober chaque rue, chaque maison et chaque âme du quartier. Les passages qui peignent cette métaphore sont sans aucun doute les plus intenses et les plus beaux du roman :

Le cadran lumineux de Saint-Eustache pâlissait, agonisait, pareil à une veilleuse surprise par le matin. Chez les marchands de vin, au fond des rues voisines, les becs de gaz s'éteignaient un à un, comme des étoiles tombant dans de la lumière. Et Florent regardait les grandes Halles sortir de l'ombre, sortir du rêve, où il les avait vues, allongeant à l'infini leurs palais à jour. Elles se solidifiaient, d'un gris verdâtre, plus géantes encore, avec leur mâture prodigieuse, supportant les nappes sans fin de leurs toits. Elles entassaient leurs masses géométriques ; et, quand toutes les clartés intérieures furent éteintes, qu'elles baignèrent dans le jour levant, carrées, uniformes, elles apparurent comme une machine à vapeur, quelque chaudière destinée à la digestion d'un peuple, gigantesque ventre de métal, boulonné, rivé, fait de bois, de verre et de fonte, d'une élégance et d'une puissance de moteur mécanique, fonctionnant là, avec la chaleur du chauffage, l'étourdissement, le branle furieux des roues.
Le Ventre de Paris, Emile Zola, Le livre de poche, p.43
  
De palais à machine à vapeur, les Halles, dans leur métaphore dynamique, deviennent enfin un "ventre", un monstre quasi féroce. Elles effrayent notre personnage principal autant qu'elles le fascinent. Et il semblerait que seuls Florent, Claude le peintre et Madame François soient capables de voir en elles le phénomène vampirique qu'elles représentent. Claude, en effet, voit dès le début du roman le lien entre ces Halles et la terrible vie organique qui tue pour se nourrir :

Maintenant, il entendait le long roulement qui partait des Halles. Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d'habitants. C'était comme un grand organe central battant furieusement, jetant le sang de la vie dans toutes les veines. Bruit de mâchoires colossales, vacarme fait du tapage de l'approvisionnement, depuis les coups de fouet des gros revendeurs jusqu'aux savates traînantes des pauvres femmes qui vont de porte en porte offrir des salades, dans des paniers.
ibid., p.49

Il n'y a pas que des histoires de salades qui sont comptées dans ce livre. La part belle est faite à la charcuterie puisque les hôtes de Florent, son beau-frère Quenu ainsi que sa femme Lisa, sont ce que l'on nomme des charcutiers. Il y a Quenu, ce beau-frère ignorant et naïf, loin de se douter ou bien de participer à quelque aventure que ce soit, et qui fait ses boudins dans l'arrière de sa boutique. Si un classement était à faire, il serait avec Florent l'un des deux innocents de l'histoire. Ce qui n'est bien sûr pas le cas de sa femme, la belle Lisa, représentant à elle seule l'ambivalence caractéristique des personnages de Zola. Lisa, c'est une femme qui plaît, ne la surnomme-t-on pas "la belle Lisa" ?, qui apparaît au début du roman comme un personnage adjuvant, mais qui se transformera au fil du récit en opposant, voire en ennemi farouche de Florent. Son ombre large plane derrière chaque page, puisqu'elle précipite vivement et volontairement le triste dénouement. Nous y retrouvons beaucoup d'autre personnages notables, comme la belle Normande, rivale direct de Lisa, qui donne l'occasion à Zola de développer sur l'asexualité (oui presque) de son héros avec brio et fantaisie. Mais le personnage le plus intéressant reste tout de même Claude Lantier, le futur héros de L'Oeuvre, qui délivre à quelques occasions sa vision de Paris, des Halles et de ses occupants, en tant que peintre désabusé. A plusieurs reprises, ses réflexions sont des morceaux de pensées étranglées, parfois dures, parfois cocasses ; comme quand il voit une sorte de réincarnation dans chaque légume de Madame François :

Claude avait une amitié pour le fumier. Les épluchures des légumes, les boues des Halles, les ordures tombées de cette table gigantesque, restaient vivantes, revenaient où les légumes avaient poussé, pour tenir chaud à d'autres générations de choux, de navets, de carottes. Elles repoussaient en fruits superbes, elles retournaient s'étaler sur le carreau. Paris pourrissait tout, rendait tout à la terre qui, sans jamais se lasser, réparait la mort.
Ibid., p.248

Quoiqu'il en soit, difficile de tirer une conclusion ou une morale à une histoire de Zola, encore moins celle-ci. Les conjectures s'entremêlent et les personnages, comme toujours, ne sont jamais à absoudre de tout péché. C'est un des points qui ravissent et exaspèrent en même temps, de ne pouvoir trancher sur qui que ce soit, de ne jamais rencontrer une figure du bien au milieu de la pourriture, du fumier, des odeurs de sang et du bitume frais, qui colle aux chaussures. Mais c'est magnifique, c'est de la littérature, ça emporte loin sur des cimes abruptes et ça nous tend la main pour nous faire redescendre des monts escarpés sur lesquels il nous a précédemment projeté. Il y a bien plus à dire sur ce roman et sur Zola évidemment. Il y a même trop à dire, tant il nous enchante encore et nous comblera pour longtemps, très longtemps je l'espère, de son élégante plume et de sa somptueuse littérature.

mardi 27 août 2019

Dans les coulisses de la peinture florentine.


La société du mystère de Dominique Fernandez

Agnolo Bronzino, Christ en croix, Nice,
musée des Beaux-Arts (musée Jules Chéret)

 C'est toujours un plaisir de trouver sur l'étal d'une librairie un nouveau livre de Dominique Fernandez. D'abord parce que cela fait chaud au cœur de savoir que le monsieur n'arrête pas l'écriture (malgré son âge), mais surtout parce qu'on devine instantanément qu'on va apprendre beaucoup de la vie d'un peintre (ou autre : poète, auteur, etc.), accompagné de quelques bonnes anecdotes croustillantes. On sait également d'avance que l'écriture, toujours la même, sera fluide, simple mais profonde, au goût du jour avec ce qu'il faut d'érudition pour ne pas tomber dans la facilité. C'est cela qui fait de Dominique Fernandez un très bon écrivain français, et cela depuis de nombreuses années. Il y a ce qu'il faut de connaissances, de curiosité, de bonheur d'écrire et de partager, de recherche et de liberté.

 La liberté, Fernandez l'use avec férocité. Il l'use essentiellement dans l'écriture (et j'imagine dans sa propre vie également -mais cela ne nous regarde pas), son écriture, qui est libre : libre de ses sujets, libre de ses désirs et de ce qu'elle expose. Pour le dire plus franchement et avec moins de fioritures : Fernandez n'hésite pas à parler de ce qu'il veut. Et disons-le encore plus clairement : il aime et il veut parler des garçons. Parfois excessivement, selon ma propre opinion. Loin de moi d'avoir de quelconques préjugés ou répugnances sur ce sujet (au contraire, j'admire Fernandez pour ceci également qu'il parle sans détours d'amours et de sexes masculins, ce n'est pas si désagréable, même pour une femme hétérosexuelle), mais il semblerait que l'on tombe, de temps en temps, dans le trop-dit, dans l'excès, dans le "je remets encore ça sur le tapis au-cas-où-vous-n'auriez-pas-compris". Fernandez aurait du suivre de plus près ce qu'il nous enseigne dans ce livre (et dans d'autres plus anciens aussi), à savoir que les choses cachées ont parfois plus de force et de puissance pour ceux à qui elles sont destinées. Si sa plume était restée un petit peu plus mystérieuse et codée le livre aurait redoublé d'intérêt et de pouvoir.

 N'empêche que l'histoire d'Agnolo Bronzino racontée ici est passionnante (moins passionnante de mon point de vue que celle du Caravage dans La course à l'abîme, plus ancienne, mais d'une portée et d'une voix plus énergique). On se trouve projeté dans la société florentine. C'est toujours une grande émotion que de trouver un livre capable de nous retranscrire avec singularité les mondes anciens. Fernandez en est capable, il nous l'a déjà prouvé par le passé, notamment quand il s'agit de l'Italie. Plongés que nous sommes dans la Renaissance d'après Léonard, pendant le règne de Michel-Ange (qui travaille à Rome pour sa part), nous voguons entre les tribulations d'un Bronzino d'abord jeune, sous l'égide d'un Jacopo Pontormo, un petit peu fêlé, mais non moins attachant. Notre petit Bronzino timide évolue dans cette sphère artistique flamboyante et marginale, aux côtés d'Andrea del Sarto, de Parmigiano, ou de Rosso Fiorentino. Viendront s'ajouter par la suite des aventures avec Giorgio Vasari, Allessandro Allori (dont la relation avec Bronzino est émouvante si on se laisse prendre au jeu) et bien sûr, Benvenuto Cellini, dont le caractère ne cesse de surprendre.
 Ne dévoilons pas ici les intrigues, les amours et les rebondissements, ce serait gâcher au plaisir de la lecture. Restons sur ce point positif, qui est selon moi le mérite du livre, de nous retranscrire un monde perdu aujourd'hui, dont Fernandez rêve avec ardeur ; d'un rêve si vigoureux qu'il nous entraîne avec lui dans sa vision merveilleuse et exaltée.

Rimes russes.


A. Pouchkine et C. Batiouchkov



J'ai survécu à mes désirs
Et quitté mes rêves, lucide,
Il ne me reste qu'à souffrir
Devant les fruits de mon cœur vide.

Couronne effeuillée au matin
Sous l'orage d'un sort contraire...
Déjà je vis en solitaire,
Et tristement j'attend ma fin.

L'orage siffle sur la terre
Frappée par la rigueur du sort,
Tremble sous l'arbre, seule encor,
Une feuille retardataire.

A. Pouchkine, (1821)

ÉLÉGIE

Il est des voluptés dans les forêts sauvages,
Et des plaisirs naissants sur de vides rivages,
Il est une harmonie en ce langage fier
Des vagues se brisant sur la grève des mers.
Oui, j'aime mon prochain, mais toi, Mère Nature,
Je te préfère à tout, souveraine, oubliant
Près de toi ce que fut naguère mon printemps,
Et ce que fit de moi la froide flétrissure
Des ans. Ainsi mon cœur se ranimant encor,
Plein de sentiments neufs et d'ardeur salutaire,
Cherche à les exprimer en des paroles d'or,
Mais ne les trouvant pas, pourtant, ne peut se taire.

C. Batiouchkov

lundi 8 juillet 2019

Un shérif dans la tourmente.


Pottsville, 1280 habitants, de Jim Thompson


 Le roman noir ce n'est franchement pas ce que je connais le mieux en littérature mais enfin, comment n'avoir pas envie de persister dans ce genre de livre avec Jim Thompson comme initiateur et guide ? Ce livre, Pottsville, 1280 habitants (qui vient d'être entièrement retraduit depuis peu, ainsi que d'autres du même auteur), comment ne pas l'adorer ? Enfin si, je comprends qu'on puisse ne pas adorer, mais comment moi pouvais-je ne pas l'aimer ?

 Evidemment, c'est un roman noir. Il y a un shérif dans un trou paumé des Etats-Unis du sud, qui ne paraît pas devoir être là où il se trouve -pas plus que vous ou moi-, il y a des meurtres, il y a des femmes nymphomanes et vénales, du whisky, des fusils, des embrouilles. Même si cette liste n'est déjà pas mal, il n'y a pas que cela ! Il y a Lennie l'attardé qui colle son nez sous les fenêtres des femmes, il y a Rose l'amoureuse prête à endosser le meurtre de son ignoble mari, il y a des réflexions sur l'inanité des hommes et la vacuité du monde moderne, il y a surtout le shérif Nick Corey. Et l'humour, noir forcément.
On referait une dizaine de livres rien qu'avec de nouvelles frasques de ce shérif ! De premier abord, je ne m'attendait pas à cela, je pensais que le shérif réglerait ses comptes et ceux de la ville... d'une manière plus orthodoxe. Et je ne pensais pas non plus que le pouvoir secret de la réflexion et de la tactique lui était donné. Finalement ce shérif là sait réfléchir plus que de coutume, malgré les apparences. Il le fait plutôt bien, observant le sens du vent et les comportements sociaux de ses congénères. Et puis, il a peut-être un peu de chance ce shérif : ses congénères ne sont pas très évolués (en général). Revenons à la tactique de mon nouveau shérif préféré : il réfléchit, beaucoup, avec plus ou moins de difficulté, arrive à une conclusion/solution complètement tordue... qui se révèle efficace. C'est dès la résolution de son premier problème (les deux maquereaux qui se moquent de lui depuis un certain temps et enfreignent la loi sans remords) que nous comprenons vraiment à qui nous avons affaire. Le shérif n'est pas tout à fait celui qu'on nous a présenté (un peu idiot), il est nettement plus évolué car il use de la ruse. Tout cela pour rester shérif le plus longtemps possible, car les élections arrivent à grand-pas et il convient d'assurer sa place. Et si l'on suit la philosophie de Nick Corey, la place de chacun, c'est important (surtout la sienne) :

"Vous ne croyez pas, George, que nous sommes tous plus ou moins manipulés ? Lequel d'entre nous tous exerce pleinement son libre arbitre ? Il y a tellement de contraintes qui pèsent sur nous : notre physique, notre mental, nos antécédents ; tout cela, nous façonne d'une certaine manière, nous conditionne à jouer un rôle dans la vie, et croyez-moi, George, il vaut mieux le jouer, ce rôle, ou combler ce trou, sinon le chaos tombera du ciel pour nous écraser. On a intérêt à faire ce qu'on nous a destinés à faire, sinon c'est à nous qu'on le fera."
Pottsville, 1280 habitants, Jim Thompson, Rivages noirs, p.224 (trad. de 2016)


 Plus exactement, l'évolution du shérif se fait lentement pendant le récit. Nous commençons avec un Nick plutôt ahuri, désespéré devant les soucis qui l'accablent (les élections prochaines qu'il ne veut certainement pas perdre, sa femme tyrannique qui entretient une relation haineuse envers lui, son beau-frère attardé qui se colle aux fenêtres, sa maîtresse et son mari violent, son premier amour, les maquereaux du villages, le bordel de l'autre rive, le contrôle des relations entre population blanche et population noire) et de ce désespoir naît le désir de changer les choses, de prendre le taureau par les cornes et de se mettre une bonne fois pour toute au boulot -ce qui n'est pas facile pour lui, puisque son boulot il n'en connaît pas les véritables efforts. Apparaît alors un Nick calculateur, manipulateur et -attention spoiler- meurtrier. Rien à faire de la justice ou de l'injustice, Nick est shérif du comté de Potts et il compte bien le rester le plus longtemps possible ; rien à faire de savoir qui à tort ou raison, tout ce qu'il faut c'est que les choses rentrent dans l'ordre ; peu importe que cet ordre soit illusoire et conventionnel puisqu'il est générateur de calme et de paix. C'est pour pouvoir dormir tranquille et manger sans emmerdeurs que Nick commet ces crimes -tous passés sous silence ou endossés par d'autres. Et le Nick final, celui de la lucidité (qui prend un peu la grosse tête d'ailleurs), il le sait très bien que tout cela n'est qu'une vaste comédie humaine, mais il désire au sein de cette comédie à échelle planétaire, garder son poste et ne jamais sacrifier une heure de sieste.

"Comment dire ? Ce que j'éprouve, c'est une sensation bizarre, étrange et terrible à la fois, une chose stupéfiante et complètement absurde. Car ce qui retient mon attention, ce n'est pas du tout ce que vous pourriez imaginer ; ce n'est pas Rose, effrayée, abasourdie, qui se demande ce qui a bien pu foirer dans ma petite machination ; ce n'est pas Lennie et Myra qui jubilent, le regard mauvais et le sourire aux lèvres ; ce n'est pas quelque chose qui se trouve dans la pièce Ce n'est pas quelque chose, mais rien. Le vide. L'absence d'objets.   Cette maison, j'y suis déjà entré une centaine de fois, sans doute, dans celle-ci et dans une centaine d'autres qui lui ressemblent. Mais c'est la première fois que je découvre ce qu'elles sont vraiment. Ce ne sont pas des foyers, pas des lieux où les gens habitent, elles ne sont rien du tout. Rien de plus que des cloisons en bois blanc qui emprisonnent du vide. Pas de tableaux aux murs, pas de livres - rien qui attire le regard ou qui incite à réfléchir. Il n'y a que du vide, ce vide qui s'insinue en mois, dans l'instant même. Et soudain, le vide n'est pas seulement ici, il est partout, dans toutes les maisons semblables à celle-ci. Et puis, brusquement, le vide se remplit de bruit et d'images, de toutes les sinistres saloperies qu'il a poussé les gens à commettre."
Ibid., p.245-246 

mardi 2 juillet 2019

Perdu dans les broussailles.

Sanctuaire de William Faulkner



 Loin de moi l'idée de faire un résumé du livre de Faulkner. D'abord parce qu'internet en regorge, comme de tout le reste, mais surtout parce que j'en serai presque incapable. Loin de moi, aussi, l'idée de me venter, mais il est fort rare que je ne comprenne pas vraiment une histoire... et j'avoue pourtant être aujourd'hui non loin du statut d'incompréhension devant ces pages lues sans en saisir pleinement le sens et la portée. Que nous dit Faulkner en ces lignes ? Pourquoi tant d'hésitation à écrire ce qu'il voudrait écrire mais que l'on sent qu'il n'écrira pas ? Pourquoi tant de détours, de non-dits, de vagues et de violence cachée ?
 Cela pourrait bien marcher, je veux dire le vague, l'inconnu, le brouillard... s'ils n'étaient pas usés jusqu'à la corde. S'ils ne cachaient pas tout l'intérêt même qu'on porte au livre. Que l'auteur désempare le lecteur, aucun problème à cela, qu'il sous-entende de nombreuses choses sans les mentionner explicitement, aucun soucis non plus, mais qu'il n'en fasse rien, qu'il laisse les choses errer à leur gré sous leur couverture de feutre épais, sans jamais leur donner un coup de pouce (de plume) pour les éclaircir et leur offrir le sens qu'elles méritent, voilà qui n'est que moitié de littérature.

 C'est carrément vache de dire cela de Faulkner, qu'il n'est que moitié de littérature. C'est bien prétentieux de ma part, d'ailleurs. J'y vais probablement un peu fort. Mais j'ai besoin d'avouer que je suis déçue. Je m'attendais à quelque chose de grandiose, peut-être ais-je zappé ce grandiose trop grandiose pour moi, le grandiose Faulkner, l'auteur de l'Amérique. J'y ai trouvé un homme qui sait manier la plume sans obstacle et qui pourtant abat lui-même des tronc d'arbre sur sa propre route. Pourquoi ne pas jouer plus encore avec le personnage de Temple, si énigmatique : tantôt victime tantôt actrice de sa propre déchéance ? Pourquoi élaguer des personnages si puissants au début du livre, pour les rendre inaccessibles et embrouillés avec leur propre rôle (indéfini) par la suite ? Pourquoi cette intrigue obscure et impénétrable ?

 Finalement, à bien réfléchir un peu d'explicite manque. De dire les choses un peu plus froidement, plus durement, cruellement même, aurait donné une voix plus séduisante au livre et à l'intrigue. Les personnages, déjà cruels, auraient gagné en profondeur. L'oeuvre serait passée du brouillard à l'ensorcellement. Ce qui n'est que mon avis. Mais bon, peut-être est-ce là le grandiose de Faulkner avec Sanctuaire... que l'on refasse encore et encore le livre, chacun à son propre compte, s'en jamais en altérer l'étrangeté. Et que celui-ci reste pur et intouché dans son hermétisme broussailleux.

"Il s'engagea sans bruit dans l'allée. Dès la grille lui parvint l'odeur du chèvrefeuille. La maison était obscure, silencieuse, comme une épave abandonnée dans l'espace par le reflux de tous les temps. Le bruissement des insectes n'était plus qu'un son bas, monotone, exténué, partout, nulle part, comme l'agonie chimique d'un monde laissé nu et mourant à la limite du fluide où il vivait et respirait. La lune était au-dessus, mais sans lumière ; la terre s'étendait au-dessous, mais sans ténèbres. Il ouvrit la porte, entra à tâtons dans la pièce, chercha le commutateur. La voix de la nuit - les insectes et tout le reste - l'avait suivi dans la maison ; il s'avisa soudain que c'était le frottement de la terre sur son axe, à l'approche de ce moment où elle doit décider si elle va continuer de tourner ou s'arrêter à tout jamais, globe immobile dans l'espace glacé où le parfum dense du chèvrefeuille se tordait comme une fumée froide."
Sanctuaire, William Faulkner, 1972, Gallimard, p.269 

Après avoir recopié cette citation, finalement, je me dis que c'est pour ce genre de paragraphe que je ne regrette pas d'avoir insisté et lu Faulkner. Peut-être l'intrigue est-elle sombre, hermétique, mais le style est là et ces lignes parlent d'elles-mêmes, sont closes sur elles-mêmes tout en étant vraies. Elles parlent de cette vérité indicible pour nous, mortels, mais que seuls certains ont su communiquer à l'instar de Faulkner. A ce niveau là, peu importe -presque- tout le reste.

[à lire aussi l'incroyable préface d'André Malraux, éblouissante, qui donne à elle seule envie de lire ce livre]

vendredi 21 juin 2019

L'impossible possession de la nudité.


Le nu perdu,

 Porteront rameaux ceux dont l'endurance sait user la nuit noueuse qui précède et suit l'éclair. Leur parole reçoit existence du fruit intermittent qui la propage en se dilacérant. Ils sont les fils incestueux de l'entaille et du signe, qui  élevèrent aux margelles le cercle en fleurs de la jarre du ralliement. La rage des vents les maintient encore dévêtus. Contre eux vole un duvet de nuit noire.

René Char, Le nu perdu, 1978, Poésie/Gallimard

dimanche 16 juin 2019

Chroniques reykjavikoises.

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Les nuits de Reykjavík d'Arnaldur Indridason.


 Il ne faut pas bien longtemps pour comprendre pourquoi les livres d'Indridason plaisent : ils sont limpides, directs, avec juste ce qu'il faut de cruauté. C'est essentiellement l'écriture de l'islandais qui nous invite à parler de "limpidité". Celle-ci est claire et concise, et ne s'enfonce dans aucune élucubration ou longueur non désirée. Le style et l'intrigue sont directs, francs et rien n'est laissé de côté. Un chemin est précisé dès le départ, un style est mis en place et les choses se déroulent par la suite de la manière prévue, sans déviations. La cruauté quant à elle s'insère implicitement dans l'enquête du policier Erlendur. Mais paradoxalement, ce n'est pas une impression de limpidité ni de franchise ni de cruauté qui permet de bien définir ce livre, mais bien plutôt une impression d'implicite. Car l'implicite est au cœur de cette première enquête d'Erlendur.

 Comme une sorte de pré-quel aux enquêtes ultérieures du policier, ce livre nous projette dans les rues nocturnes de la capitale islandaise, petite mais plutôt bien garnie en divers crimes et violences. Nous y retrouvons l'enquêteur clé de la fiction policière islandaise : Erlendur. Mais cet Erlendur là est encore bien jeune et arpente les rues de Reykjavík au volant d'une voiture de la police de proximité, pas de la Criminelle. Le bonhomme est plutôt taciturne, renfermé et solitaire. L'enquête qu'il va mener lui convient donc plutôt bien : elle se fera en douce, sans l'aide de coéquipiers, et portera sur la mort suspecte d'un clochard de la ville (Hannibal).
"Sentant le sommeil le gagner, il reposa son livre. Il pensait aux nuits de Reykjavík, si étrangement limpides, si étrangement claires, si étrangement sombres et glaciales. Nuit après nuit, ils sillonnaient la ville à bord d'une voiture de police et voyaient ce qui était caché aux autres : ils voyaient ceux que la nuit agitait et attirait, ceux qu'elle blessait et terrifiait. Lui-même n'était pas un oiseau nocturne, il lui avait fallu du temps pour consentir à quitter le jour et à entrer dans la nuit, mais maintenant qu'il avait franchi cette frontière, il ne s'en trouvait pas plus mal. C'était plutôt la nuit que la ville lui plaisait. Quand, dans les rues enfin désertes et silencieuses, on entendait plus que le vent et le moteur de leur voiture."
Les nuits de Reykjavík, A. Indridason, point, p.77

 L'enquête est bien menée et comporte ce qu'il faut de rebondissements et de personnages suspects pour qu'on désire ardemment connaître le coupable avant de reposer le livre sur la commode de nuit. Evidemment, nous n'avons pas affaire ici à un grand chef-d'oeuvre de la littérature. Néanmoins, le livre se lit avec une rapidité extraordinaire, l'écriture est limpide, les personnages bien trouvés, et l'intrigue captivante. Et puis, ce qui retient notre attention reste cet "implicite", logé au creux des mots et des pages de ce bouquin. 

 Parce que dans le fond, il n'y a pas grand chose qui est dit. Qui est dit clairement. Les mots sont là, mais le sens reste dans le fond des lettres, en deçà de ce que l'on peut lire. Il y a d'abord et surtout, pour illustrer mon propos, l'histoire et le personnage d'Hannibal. Ce clochard, mort depuis une année au moment de l'enquête, est le personnage énigmatique de l'enquête : on ne sait pas qui il était, la raison de sa mort, les circonstances, son histoire. C'est essentiellement pour répondre à ces questions que le livre trouve sa justification. S'il n'y avait pas le caractère envoûtant de l'enquêteur Erlendur, Hannibal serait le personnage principal de ce livre. Et puis, en dehors même de l'histoire fictive de ce clochard, c'est bien l'histoire -imaginée- des clochards reykjavikois qui est contée ici. Voire même des clochards du monde entier. Des gens qui se sont perdus en chemin, pour des raisons étranges, coupables de leur sort ou innocents, pour des raisons incroyables ou mêmes complètement banales. Et contre toute attente (car les bons sentiments, non vraiment, normalement c'est pas vraiment mon truc), l'histoire de ce clochard-ci est touchante. Et des autres aussi. L'histoire de Thuri, que l'on devine mais que l'on ne connaît pas vraiment, -donc implicite-, nous intrigue également. Comme celle de son amant, dont le rôle pourrait bien être celui du meurtrier passionnel. Parce que oui, les clochards aussi ont droit à leur histoires de passion, de jalousie et de concurrence -et puis d'alcool beaucoup. Pourtant, cela est dit sans moralisation. Ce n'est que des thèmes que le livre fait surgir de temps en temps à côté de l'intrigue principale.
Cet implicite n'est donc qu'une ébauche, une tentative de l'auteur pour parler sans lourdeur, en deçà de l'histoire du roman policier, des faiblesses et des douleurs de la société islandaise contemporaine.
"L'enquête avait révélé qu'Hannibal s'était trouvé un nouveau domicile, si on peut l'appeler ainsi, à Kringlumyri. L'été de sa mort, on l'avait en effet expulsé de la cave qu'il occupait, à la suite d'un incendie. Le propriétaire avait affirmé que le feu avait pris par sa faute, mais Hannibal avait toujours refusé d'endosser cette responsabilité, et s'était retrouvé à la rue. Son calvaire avait pris fin lorsqu'il avait déniché un refuge dans le caisson en ciment qui protégeait le pipeline d'eau chaude. Un morceau s'était détaché sur un côté de la maçonnerie, ménageant une brèche suffisamment large pour qu'un homme puisse se glisser à l'intérieur et se blottir contre la canalisation.
Cet endroit avait été le dernier domicile d'Hannibal avant qu'on ne le retrouve noyé dans les tourbières. Il avait vécu là avec quelques chats errants qui s'étaient rassemblés autour de lui comme l'avaient fait autrefois les oiseaux autour de saint François d'Assise."
Ibid. p.26 

vendredi 31 mai 2019

Emile, encore et toujours Emile.

Le cycle des Rougon-Macquart de Zola.



Par une force insoupçonnée, je me suis replongée dans la lecture du célèbre cycle zolien, les Rougon-Macquart. Je dis "insoupçonnée", puisque cela faisait bien longtemps qu'étaient délaissées dans ma bibliothèque les lectures scolaires, les lectures trop classiques, celles que l'on avale souvent sous la force et la pression de mauvais professeurs. Bien que ne négligeant pas les "classiques", je ne me tournais depuis quelques temps que vers ceux qui me paraissaient dignes d'un intérêt personnel, liés à mes goûts et mes envies du moment. Et un Zola, comme un Balzac ou un Proust (quoique Proust...) ne se plaçaient pas en travers de mes lectures. Et puis pouf. Zola réémerge subitement. Un peu comme un oiseau qui frappe un pare-brise et oblige le conducteur (moi en l'occurrence) à s'arrêter, paniqué, pour reprendre sa respiration et observer l'élément perturbateur, attendant bien trop longtemps que de coutume pour reprendre sa route.
Je me suis laissée piégée par l'oiseau libre mais captivant qu'est Zola. Qu'est tout livre de Zola.

Je me souviens de ces moments de terreur à la lecture de Thérèse Raquin. Je dis bien de "terreur", oui. Plus de frissons m'ont traversé l'échine que pour une histoire de Stephen King. J'ai appris, au lycée, avec Thérèse, le glauque et l'horreur des mots et des livres. Tout en étant effrayée, j'ai aimé ça. J'en ai redemandé, plus tard, en suppliant d'autres auteurs et d'autres fictions de me redonner ce goût de l'effroi un livre à la main. Je ne sais pas pourquoi j'ai délaissé Zola aussi longtemps. Disons huit ans. Probablement par paresse, par oubli, et/ou par préjugé. Parce qu'au fond, l'expérience n'avait pas été si mauvaise que cela.
Et voilà que l'autre jour, dans un de mes nombreux détours dans une librairie, je tombe sur La bête humaine. Et que mon intérêt, au lieu de me pencher vers d'autres livres, s'est concentré dessus. De ce petit livre de poche je voulais en être propriétaire et l'avaler le plus vite possible. Ce que je fis en rentrant chez moi.

Probablement est-ce d'abord le titre, plus que le nom cultissime de l'auteur qui m'a poussé à rentrer dans mon nid douillet en sa compagnie. En tant que philosophe, portée essentiellement sur les question de l'être, de l'homme et de ses détours, je ne pouvais que tomber dans une longue chaîne de fantasmes étymologico-sémiotiques, entre bête et homme. Dans un second temps, ce fut le désir insatiable de plonger profondément dans l'univers d'un auteur culte/classique/incontournable mis trop longtemps de côté.
Je ne fus pas déçue. La bête humaine, c'est terrible. Moins terrible que mes souvenirs de jeunesse de Thérèse, mais tout de même assez pour exciter mon imagination. De ces rouages ferroviaires, témoins des plus grandes indécences et des crimes plus ou moins passionnels, je suis tombée sous le charme. Un charme métallique, âpre, gris et poussiéreux. Zola a gagné son pari ici, il m'a récupéré dans son camp. Il m'en fallait donc de suite un deuxième, et si possible, un deuxième qui serait le premier de l'épopée.

La Fortune des Rougon s'est donc imposé tout naturellement. Il est le premier de cette tragédie familiale de grande ampleur. De lui naît une filiation complexe, retors, tragique. La preuve qu'avec un peu de passion et de bonne volonté, on peut tout faire : d'une époque de l'histoire de France qui ne me passionne guère (les soubresauts de la République au XIXe), j'en suis venue à me délecter des histoires de chacun de ces personnages atypiques et de leur environnement social, politique et historique. Pire encore, j'en suis venue à attendre cette colonne des insurgés en marche depuis la forêt de la Seille et à espérer secrètement qu'il envahisse et démantèle le salon jaune de Plassans. Tout en sachant qu'il y aura des morts. Car la mort chez Zola ne se fait guère attendre. Elle rôde toujours, non pas surnaturelle et mystique, mais bien naturelle et froide. Elle est toujours là, à attendre ce moment où elle reprendra ses droits sur l'homme, où elle définira une fois pour toute le rythme et le sens de la vie humaine, d'un jugement sourd et sans appel. Elle n'est pas seulement l'aval de toute vie, la mort est aussi et surtout chez Zola, le barème et l'indice de l'amour. Plus un amour est fort et passionné, plus la mort sera proche. Ce pourquoi les deux adolescents éperdus, Miette et Silvère, sentent presque le souffre froid de la mort sur leur épaules, dans le terrain vague de Saint-Mittre.
Et ce fut ainsi que, pendant près de deux années, ils s'aimèrent dans l'allée étroite, dans la campagne large. Leur idylle traversa les pluies glacées de décembre et les brûlantes sollicitations de juillet, sans glisser à la honte des amours communes ; elle garda son charme exquis de conte grec, son ardente pureté, tous ses balbutiements naïfs de la chair qui désire et qui ignore. Les morts, les vieux morts eux-mêmes, chuchotèrent vainement à leurs oreilles. Et ils n'emportèrent de l'ancien cimetière qu'une mélancolie attendrie, que le pressentiment vague d'une vie courte ; une voix leur disait qu'ils s'en iraient, avec leur tendresses vierges, avant les noces, le jour où ils voudraient se donner l'un à l'autre. Sans doute ce fut là, sur la pierre tombale, au milieu des ossements cachés sous les herbes grasses, qu'ils respirèrent leur amour de la mort, cet âpre désir de se coucher ensemble dans la terre, qui les faisaient balbutier au bord de la route d'Orchères, par cette nuit de décembre, tandis que les deux cloches se renvoyaient leurs appels lamentables.
La Fortune des Rougon, Zola, 2004, le livre de poche, p.309 


D'appel lamentable, il y a aussi celui de tante Dide, point de départ à toute cette lignée des Rougon et des Macquart, délaissée par chacun de ses enfants dans sa petite impasse Saint-Mittre. Elle lutte contre l'appel tonitruant du passé. Les souvenirs douloureux de son dernier amour, Macquart, sont toujours pour elle source de douleurs. Seul Silvère, doux et charitable, reste auprès de cette femme meurtrie mais qui n'est pas sans faute, expiant pour elle, par sa pureté et sa générosité et dans une ignorance sincère, les anciens péchés commis. Malgré cela, Adélaïde n'est jamais à l'abri de crises aiguës provoquées par les fantômes du passé, ou de triste lamentations intérieures sur ce qui n'est plus mais qui toujours l'appelle et la retient. Elle apparaît alors comme la lamentable prisonnière de ces méfaits qui ne lui appartiennent plus, mais qui ressortissent désormais aux chemins de la mémoire.
La grand-mère était venue par hasard au puits. En apercevant, dans la vieille muraille noire, la trouée blanche de la porte que Silvère avait ouverte toute grande, elle reçut au cœur un coup violent. Cette trouée blanche lui semblait un abîme de lumière creusé brutalement dans son passé. Elle se revit au milieu des clartés du matin, accourant, passant le seuil avec tout l'emportement de ses amours nerveuses. Et Macquart était là qui l'attendait. Elle se pendait à son cou, elle restait sur sa poitrine, tandis que le soleil levant, entrant avec elle dans la cour par la porte qu'elle ne prenait pas le temps de refermer, la tirait cruellement du sommeil de sa vieillesse, comme un châtiment suprême, en réveillant en elle les cuissons brûlantes du souvenir. Jamais l'idée ne lui était venue que cette porte pût encore s'ouvrir. La mort de Macquart, pour elle, l'avait murée. Le puits, la muraille entière auraient disparu sous terre qu'elle ne se serait pas sentie frappée d'une stupeur plus grande. Et, dans son étonnement, montait sourdement une révolte contre la main sacrilège qui, après avoir violé ce seuil, avait laissé derrière elle la trouée blanche comme une tombe ouverte. Elle s'avança, attirée par une sorte de fascination. Elle se tint immobile, dans l'encadrement de la porte.
Ibid., p. 284 

dimanche 19 mai 2019

Course-poursuite dans les marécages

Les Maraudeurs de Tom Cooper



On a parfois tendance à lire des livres comme l'on regarde des films aujourd'hui : de manière boulimique et sans profondeur. Il faut dire que les titres sont souvent accrocheurs, les couvertures soignées, comme de beaux acteurs américains bien choisis, mais le reste laisse parfois (et disons plus : souvent) à désirer. Ce n'est pas vraiment le cas de cette petite pépite qui nous garde longtemps pantois, bien après avoir refermé sa quatrième de couverture.
Et pourtant, à première vue, difficile de dire ce qui nous tient en haleine dans ce livre. Au départ, trop de personnages avec des noms complexes à retenir (pour un lecteur francisé), une ambiance qui met plusieurs chapitres à s'installer, et surtout des -més-aventures qui paraissent, à première vue, indépendantes les unes des autres. Tout cela est faux, à partir d'un certain point.
C'est comme si Tom Cooper nous disait "voilà, j'aurais pu continuer comme ça, mais j'ai choisi de passer à la vitesse supérieure". Et sans s'en rendre compte, nous voilà captivés, subjugués par une histoire que l'on a vue venir tout en la sous-estimant. On savait que quelque chose relierait ces vies désenchantées et salie par la vase, par le pétrole, par les catastrophes et empestant la crevette. Mais on ne pensait pas que cela les relierait aussi bien. Difficile d'exprimer ce que la lecture des Maraudeurs déclenche en nous : une sorte de fascination triste, un peu perverse aussi. Parce quoi qu'on en dise, on adore ces histoires de marécages. Et qu'on en redemande encore.
Cela fait bien longtemps qu'en parcourant les auteurs américains qui osent parler de la profondeur de leur pays (de cette profondeur bien souvent dure et sale), nous ne sommes pas tombés sur un écrivain de cette sorte là. Vous savez, le dernier c'était probablement Donald Ray Pollock. Les deux se ressemblent bien. Ils savent mettre en scène des éclopés de la vie étasunienne. Et ils savent nous les faire aimer. Impossible de détester le personnage de Lindquist ici. Cet homme à qui il ne reste qu'un bras, et qui se fait voler sa prothèse en guise d'introduction. Qui parcourt la Barataria avec son détecteur de métaux, dans une certitude constante de découvrir le trésor de sa vie. Celui qui lui permettra de partir de cet enfer, de vivre une autre vie. Bien évidemment, ce n'est pas spoiler que de dire que cela n'arrivera jamais. On ne sort pas du Bayou. Une fois né et grandi en lui, on y reste jusqu'à la mort -même quand elle est violente. C'est ce que comprend le jeune personnage du livre, Wes Trench, une fois les péripéties en passe de se terminer : 
"Quand on traversait la ville, on ne voyait que des devantures condamnées, des bicoques affaissées sous le poids des éléments et des pontons qui partaient en ruine, une planche après l'autre, engloutis dans le bayou.
Et toujours ce même refrain, à la télé comme dans les livres : la Barataria était en train de disparaître, de s'effondrer dans les eaux du golfe. (...) Bientôt, disaient les anciens, Jeanette ne serait plus qu'une ville fantôme, noyée au fond de la baie. La tombe de vos parents, la tombe de vos grands-parents, peut-être même votre propre tombe- six pieds sous l'eau. (...)
Dès qu'il franchissait les frontières de Jeanette, il se faisait l'effet d'un étranger, d'un inconnu du passage. Sa façon de parler, les mots qu'il employait, le teint bistre de sa peau, couleur de boue. Les gens lui disaient qu'il avait le bayou dans la voix. D'autres, moins amènes, le traitaient de plouc. (...) Pour le meilleur et pour le pire, c'était ici qu'il était chez lui, dans la Barataria. Quoi que cela puisse vouloir dire. 
Wes sentait que son avenir était enraciné à ce lieu. A moins qu'il n'y fût attaché au contraire par la force de la gravité du passé. Peut-être un peu des deux."
C'est un souffle frais apporté par Cooper avec ce livre merveilleux, malgré toute la douleur qu'il contient. Une ode incroyable et savoureuse au Bayou ; à ce qui se meurt et se démène pour ne pas couler. A ce qui disparaît, parce qu'on en a oublié un moment la beauté.