vendredi 29 novembre 2019

De la succulente moelle de la baleine


Moby Dick de Herman Melville

Image du film Moby Dick de John Huston de 1956 avec Gregory Peck

Un fait totalement paradoxal m'a frappé durant ma lecture de Moby Dick : je fus à la fois enchantée, désireuse d'aller plus loin, de découvrir les pages de merveilles océaniques et philosophiques qui m'attendaient furieusement, et en même temps, l'ennui m'a asphyxié à de nombreuses reprises, me donnant presque l'envie d'arrêter la lecture sur le champ et de ne plus jamais y revenir. Je fus à la fois ravie et déçue. Du contentement et du regret ; de l’envoûtement et de la lassitude.
J'essaie d'être honnête : je pourrais tromper la réalité, dire que j'ai adoré ce chef-d'oeuvre incroyable, que j'en suis restée abasourdie, nue, sidérée. Que rien d'aussi beau ne m'avait été donné à lire depuis longtemps. Mais ce serait mentir. Pour dire vrai (chose pas si facile que cela), je suis d'abord transportée, puis enthousiaste, ensuite impatiente, peu après ennuyée, et assez vite déçue, enfin ravivée, de nouveau lasse, étonnamment attentive, et finalement émue. Je ne sais donc pas vraiment quoi penser à la suite de cette lecture. A dire juste, je reste déstabilisée. 
En fait le problème, c'est que Moby Dick n'est pas ce à quoi je m'attendais. N'ayant lu que Bartleby de Melville avant cela, je n'étais pas prête à ce monstre livresque, avec tout ce qu'il regorge d'aventure, de créatures marines, de monologues déclamés à tue-tête, de personnages inextricables, de bavardages scientifiques et de perditions philosophiques. Et mon premier réflexe (de survie, presque) fut le blocage contre cette chose non-identifiée qui essayait avec réussite de me bouleverser. Enfin, non, c'est faux. Ma première réaction était d'être transportée. L'histoire qui commence avec Ismahel, quelque peu perdu à ce moment dans sa vie, face à un personnage (Quiequeg) qui restera au long de l'histoire une énigme, m'a d'abord grandement intéressée. J'avais envie d'en savoir plus, les pages se tournaient rapidement et avec facilité. Il y avait (selon moi) ce qu'il fallait à ce moment pour ne pas me faire sentir le poids de l'ouvrage et me faire oublier la longueur de l'histoire et le nombre de pages. Peu importait alors que ce fût un pavé, car un pavé comme cela devenait aussi léger que le vent et il serait lu en un éclair. Je me laissais donc embarquer dans un monde étrange qui m'est encore difficile à décrire : celui des baleiniers, des marins, un monde brumeux et quelque peu fantasmagorique.

Ce qui peu à peu me fit perdre le fil, disons la tension que j'eue ressentie aux premières lectures, c'est ce changement incessant de ton sur lequel l'auteur développe son livre. Et pourtant, cela souvent me plaît et donne grande profondeur à une histoire, je crois. Mais... mieux vaut ne pas trop en abuser. Au bout d'un certain temps, à naviguer entre les eaux du Péquod, les réflexions d'Ismahel, les observations sur les autres membres de l'équipage, les apparitions philosophiques soudaines, hop! un monologue délirant au milieu, des développements tortueux sur l'organisme et l'ossature des baleines, quelques rencontres rapides avec d'autres baleiniers, etc., etc., j'arrivais à ne plus vraiment savoir où l'auteur voulait en venir, tout en comprenant au fur et à mesure que l'intérêt même de ce livre résidait dans cette ambition universaliste de tout embrasser et de pouvoir parler de tout, surtout si cela concerne les mers et la baleine. Donc avouons en toute franchise que cela déstabilise. Surtout quand on a entendu pendant 20 ans que Moby Dick est un livre pour enfants qui parle d'une baleine qu'on pourchasse (point). Non Moby Dick, en vrai (non pas tronqué à l'extrême en gardant quelque cent ou deux cent pages pour faire une histoire ordonnée et claire), ce n'est pas une histoire pour enfant (sauf si votre enfant voudrait savoir comment ôter le lard des baleines et comment le stocker sur un bateau pendant des mois, ou s'il est désireux de savoir comment la folie peut pousser un homme à pourchasser un objectif irrationnel, dangereux et impossible, jusqu'à la catastrophe, ou s'il s'intéresse aux différentes versions de l'histoire biblique de Jonas...), et Moby Dick, oui, est bien l'histoire d'une baleine qu'on pourchasse dans environ... un quart du livre, ou un tiers à la rigueur (oui, on pourchasse réellement Moby Dick dans les cent dernières pages (voire les 50), il faut être patient). Le reste est divagation. Mais attention ! qu'on se le dise : excellente divagation. Voilà, c'est dit : je me suis ennuyée, beaucoup, un peu, passionnément, parfois pas du tout, et j'ai aimé ça -avec du recul. Sur le moment, de nombreux passages sont longs et terriblement futiles (subjectivement), et avec quelques jours de digestion, une fois le livre fermé, en plus d'une fierté immense et d'une grande joie de l'avoir terminé, on en vient à raviver le souvenir de ces chapitres que l'on trouvait si mornes, si frivoles, et oui, non, en fait, ouais, c'était bien, même très bien. Comme des textes de philosophie, comme une lecture de Hume ou de Bergson finalement. C'est dur, c'est long, ça fait bailler, mais quel bonheur après, le lendemain, le surlendemain, la semaine suivante, d'y songer, de malaxer les souvenirs de lecture et de concepts et de les assembler, de les regrouper, d'absorber tout ce savoir et toutes ces idées et d'en faire quelque chose à soi.

Donc, merci Melville d'avoir écrit Moby Dick. Malgré tout ce que j'ai pensé de toi en cours de lecture, mes mauvais sentiments et mes grognements, Moby Dick restera un livre de ceux qu'on mange, comme le léviathan mange ses ennemis, comme la jambe d'Achab fût mangée elle aussi, et comme Jonas fut englouti pour renaître de la gueule de la baleine, je suis sortie d'entre les dents de cet ouvrage comme non pas une nouvelle personne, mais plus grande et avec de nouvelles choses en moi, que je ne peux décrire ici, sous peine de les étouffer. Mais je pense que tout lecteur attentif y sentira, comme moi, cette odeur de macération qui se prépare sur le pont du Péquod entre certaines pages, avant que ne se révèle dans un nuage de buée, inopinément, le suc, la moelle même de tout ce qui est raconté dans ces pages, pour disparaître aussitôt et couler avec fracas au fond des eaux.

Il y a, dans ces eaux, on ne sait quel tendre mystère, avec ce doux mouvement redoutable qui semble vous parler d'une âme enfermée au-dessous, semblable aux fabuleux frissons onduleux de la terre qui émeuvent, dit-on, le sol éphésien où est enseveli l'Evangéliste saint Jean. Et il est juste aussi que sur le déploiement de ce plaines marines, que sur ces amples, mouvants pâturages de l'océan, qu'au-dessus de ces vastes fonds des quatre continents, les vagues roulent et se lèvent, se creusent et se gonflent incessamment ; car des millions d'ombres et de fantômes, de rêves engloutis, ténébreux noctambules, et de songes noyés s'y entremêlent ; tout ce que nous nommons la vie et l'âme, les vies, les âmes sont là qui rêvent, sans finir , et qui se tournent comme des dormeurs sur leur lit ; aussi les vagues éternelles ne sont-elles rien que le battement de leur inquiétude.
Moby Dick, Herman Melville, éd. Phébus, Libretto, ch. CXI, p.772-773