samedi 18 avril 2020

Le monde soumis à la tentation de brûler

La nuit du bûcher de Sandor Marai

Michael Pacher, St Augustin et le diable, 1471-1475,

J'ai attendu quelques jours avant de donner mon avis sur ce livre de Sandor Marai. En toute honnêteté, c'est un livre que j'ai lu très rapidement : il est court, les phrases sont concises, et l'intrigue n'est pas vraiment complexe (on pourrait même dire qu'elle est très simple). Mais j'avoue n'avoir pas ressenti de vibration au cours de ma lecture (ou tout du moins pendant une bonne partie de celle-ci). Et pourtant, le thème m’enivre (l'époque, le sujet de l'Inquisition, le lieu du récit : pile poil ce qu'il faut pour m'attirer), l'insertion de personnages et de lieux historiques sont bons pour satisfaire mon goût de curiosité pour l'histoire et les faits sombres de l'époque et donner une impression de grande crédibilité à l'histoire... eh bien en fin de compte ? Ais-je vraiment aimé ce récit, ou pas tant que cela ? Difficile de répondre. Un peu des deux, je crois, si cela est possible.

Je m'explique. Si tout semblait concorder à l'avance avec mes goûts pour ce type de récits littéraires, je crois avoir été un peu déçue. Je ne m'attendais pas à un livre type "Le nom de la Rose" non plus, le volume n'étant déjà pas assez épais pour une telle comparaison, mais un peu, disons... en plus bref : avec quelques intrigues plus complexes, quelques personnages plus détaillés, et des informations sur le sujet à ne plus savoir quoi en faire. Finalement non. Pas du tout. La nuit du bûcher, c'est un livre très simple, assez doux, plutôt lent et qui ne dit que le strict nécessaire. J'ai donc ressenti une pointe de déception, mais cette désillusion n'existait que par ma propre faute : j'ai spéculé sur le roman avant même de l'avoir réellement commencé. Je me suis fait de fausses idées.

Et une fois arrivé là ?
A ce moment alors, une fois remballée ma contrariété, tout allait mieux. Il faut accepter le défi : lire une histoire sur le fonctionnement de l'Inquisition à Rome, à la fin du XVIe siècle, qui nous propose, en sus, de voir Giordano Bruno partir en fumée, sans nous en dire d'avantage, sans nous donner de réel examen des faits. C'est pas facile d'accepter un tel défi. Et par suite, ça n'a pas du être facile d'écrire ce livre non plus. Dépouiller une époque de ce qu'elle a de plus florissant, autrement dit de son bouillonnement intellectuel, de ses frémissements sociaux et religieux, mais aussi des frissonnements scientifiques, c'est compliqué à réaliser, je suppose. Personnellement, je n'aurais pas réussi une gageure pareille. J'aurais assommé le monde d'informations toutes plus pesantes et savantes les unes que les autres. Ce qui serait étouffant et à mille lieux de ce livre de Marai. C'est donc un sentiment de respect qui a percé au fil des pages. Du respect pour le sujet et la manière dont l'auteur s'en empare. Et puis du respect pour le pari qui est fait ici. La dépossession qui se réalise au fil des pages coïncide étroitement avec la distance que le narrateur prend avec son propre objectif et le chemin qu'il croyait tracé pour lui. Pour arriver à un moment d'expropriation de lui-même qui confère bien au récit cette volonté de spoliation sur son personnage et sur le lecteur ; tous deux sont alors démunis des repères dont ils étaient affectés au commencement de ce livre. Nous ressortons de la lecture du roman plus vide que nous y étions arrivés (mais attention : un vide qui est un soulagement, une respiration apaisée, vidée de ses miasmes et de ses préjugés), de même que le personnage principal se sépare de ce qui l'encombre (de ce qui encombre sa foi) pour devenir ce qu'il estime être l'état d'un accord plus pur avec soi-même. Délivré de l'Inquisition et de sa bure il pense être au plus près de ce qui était (et reste encore) son but ; délivré d'un trop d'informations nous sommes peut-être nous aussi au plus près de ce que peut être l'histoire d'un homme à cette époque, nous nous y rapprochons en tout cas, nous y sommes presque.