lundi 8 juillet 2019

Un shérif dans la tourmente.


Pottsville, 1280 habitants, de Jim Thompson


 Le roman noir ce n'est franchement pas ce que je connais le mieux en littérature mais enfin, comment n'avoir pas envie de persister dans ce genre de livre avec Jim Thompson comme initiateur et guide ? Ce livre, Pottsville, 1280 habitants (qui vient d'être entièrement retraduit depuis peu, ainsi que d'autres du même auteur), comment ne pas l'adorer ? Enfin si, je comprends qu'on puisse ne pas adorer, mais comment moi pouvais-je ne pas l'aimer ?

 Evidemment, c'est un roman noir. Il y a un shérif dans un trou paumé des Etats-Unis du sud, qui ne paraît pas devoir être là où il se trouve -pas plus que vous ou moi-, il y a des meurtres, il y a des femmes nymphomanes et vénales, du whisky, des fusils, des embrouilles. Même si cette liste n'est déjà pas mal, il n'y a pas que cela ! Il y a Lennie l'attardé qui colle son nez sous les fenêtres des femmes, il y a Rose l'amoureuse prête à endosser le meurtre de son ignoble mari, il y a des réflexions sur l'inanité des hommes et la vacuité du monde moderne, il y a surtout le shérif Nick Corey. Et l'humour, noir forcément.
On referait une dizaine de livres rien qu'avec de nouvelles frasques de ce shérif ! De premier abord, je ne m'attendait pas à cela, je pensais que le shérif réglerait ses comptes et ceux de la ville... d'une manière plus orthodoxe. Et je ne pensais pas non plus que le pouvoir secret de la réflexion et de la tactique lui était donné. Finalement ce shérif là sait réfléchir plus que de coutume, malgré les apparences. Il le fait plutôt bien, observant le sens du vent et les comportements sociaux de ses congénères. Et puis, il a peut-être un peu de chance ce shérif : ses congénères ne sont pas très évolués (en général). Revenons à la tactique de mon nouveau shérif préféré : il réfléchit, beaucoup, avec plus ou moins de difficulté, arrive à une conclusion/solution complètement tordue... qui se révèle efficace. C'est dès la résolution de son premier problème (les deux maquereaux qui se moquent de lui depuis un certain temps et enfreignent la loi sans remords) que nous comprenons vraiment à qui nous avons affaire. Le shérif n'est pas tout à fait celui qu'on nous a présenté (un peu idiot), il est nettement plus évolué car il use de la ruse. Tout cela pour rester shérif le plus longtemps possible, car les élections arrivent à grand-pas et il convient d'assurer sa place. Et si l'on suit la philosophie de Nick Corey, la place de chacun, c'est important (surtout la sienne) :

"Vous ne croyez pas, George, que nous sommes tous plus ou moins manipulés ? Lequel d'entre nous tous exerce pleinement son libre arbitre ? Il y a tellement de contraintes qui pèsent sur nous : notre physique, notre mental, nos antécédents ; tout cela, nous façonne d'une certaine manière, nous conditionne à jouer un rôle dans la vie, et croyez-moi, George, il vaut mieux le jouer, ce rôle, ou combler ce trou, sinon le chaos tombera du ciel pour nous écraser. On a intérêt à faire ce qu'on nous a destinés à faire, sinon c'est à nous qu'on le fera."
Pottsville, 1280 habitants, Jim Thompson, Rivages noirs, p.224 (trad. de 2016)


 Plus exactement, l'évolution du shérif se fait lentement pendant le récit. Nous commençons avec un Nick plutôt ahuri, désespéré devant les soucis qui l'accablent (les élections prochaines qu'il ne veut certainement pas perdre, sa femme tyrannique qui entretient une relation haineuse envers lui, son beau-frère attardé qui se colle aux fenêtres, sa maîtresse et son mari violent, son premier amour, les maquereaux du villages, le bordel de l'autre rive, le contrôle des relations entre population blanche et population noire) et de ce désespoir naît le désir de changer les choses, de prendre le taureau par les cornes et de se mettre une bonne fois pour toute au boulot -ce qui n'est pas facile pour lui, puisque son boulot il n'en connaît pas les véritables efforts. Apparaît alors un Nick calculateur, manipulateur et -attention spoiler- meurtrier. Rien à faire de la justice ou de l'injustice, Nick est shérif du comté de Potts et il compte bien le rester le plus longtemps possible ; rien à faire de savoir qui à tort ou raison, tout ce qu'il faut c'est que les choses rentrent dans l'ordre ; peu importe que cet ordre soit illusoire et conventionnel puisqu'il est générateur de calme et de paix. C'est pour pouvoir dormir tranquille et manger sans emmerdeurs que Nick commet ces crimes -tous passés sous silence ou endossés par d'autres. Et le Nick final, celui de la lucidité (qui prend un peu la grosse tête d'ailleurs), il le sait très bien que tout cela n'est qu'une vaste comédie humaine, mais il désire au sein de cette comédie à échelle planétaire, garder son poste et ne jamais sacrifier une heure de sieste.

"Comment dire ? Ce que j'éprouve, c'est une sensation bizarre, étrange et terrible à la fois, une chose stupéfiante et complètement absurde. Car ce qui retient mon attention, ce n'est pas du tout ce que vous pourriez imaginer ; ce n'est pas Rose, effrayée, abasourdie, qui se demande ce qui a bien pu foirer dans ma petite machination ; ce n'est pas Lennie et Myra qui jubilent, le regard mauvais et le sourire aux lèvres ; ce n'est pas quelque chose qui se trouve dans la pièce Ce n'est pas quelque chose, mais rien. Le vide. L'absence d'objets.   Cette maison, j'y suis déjà entré une centaine de fois, sans doute, dans celle-ci et dans une centaine d'autres qui lui ressemblent. Mais c'est la première fois que je découvre ce qu'elles sont vraiment. Ce ne sont pas des foyers, pas des lieux où les gens habitent, elles ne sont rien du tout. Rien de plus que des cloisons en bois blanc qui emprisonnent du vide. Pas de tableaux aux murs, pas de livres - rien qui attire le regard ou qui incite à réfléchir. Il n'y a que du vide, ce vide qui s'insinue en mois, dans l'instant même. Et soudain, le vide n'est pas seulement ici, il est partout, dans toutes les maisons semblables à celle-ci. Et puis, brusquement, le vide se remplit de bruit et d'images, de toutes les sinistres saloperies qu'il a poussé les gens à commettre."
Ibid., p.245-246 

mardi 2 juillet 2019

Perdu dans les broussailles.

Sanctuaire de William Faulkner



 Loin de moi l'idée de faire un résumé du livre de Faulkner. D'abord parce qu'internet en regorge, comme de tout le reste, mais surtout parce que j'en serai presque incapable. Loin de moi, aussi, l'idée de me venter, mais il est fort rare que je ne comprenne pas vraiment une histoire... et j'avoue pourtant être aujourd'hui non loin du statut d'incompréhension devant ces pages lues sans en saisir pleinement le sens et la portée. Que nous dit Faulkner en ces lignes ? Pourquoi tant d'hésitation à écrire ce qu'il voudrait écrire mais que l'on sent qu'il n'écrira pas ? Pourquoi tant de détours, de non-dits, de vagues et de violence cachée ?
 Cela pourrait bien marcher, je veux dire le vague, l'inconnu, le brouillard... s'ils n'étaient pas usés jusqu'à la corde. S'ils ne cachaient pas tout l'intérêt même qu'on porte au livre. Que l'auteur désempare le lecteur, aucun problème à cela, qu'il sous-entende de nombreuses choses sans les mentionner explicitement, aucun soucis non plus, mais qu'il n'en fasse rien, qu'il laisse les choses errer à leur gré sous leur couverture de feutre épais, sans jamais leur donner un coup de pouce (de plume) pour les éclaircir et leur offrir le sens qu'elles méritent, voilà qui n'est que moitié de littérature.

 C'est carrément vache de dire cela de Faulkner, qu'il n'est que moitié de littérature. C'est bien prétentieux de ma part, d'ailleurs. J'y vais probablement un peu fort. Mais j'ai besoin d'avouer que je suis déçue. Je m'attendais à quelque chose de grandiose, peut-être ais-je zappé ce grandiose trop grandiose pour moi, le grandiose Faulkner, l'auteur de l'Amérique. J'y ai trouvé un homme qui sait manier la plume sans obstacle et qui pourtant abat lui-même des tronc d'arbre sur sa propre route. Pourquoi ne pas jouer plus encore avec le personnage de Temple, si énigmatique : tantôt victime tantôt actrice de sa propre déchéance ? Pourquoi élaguer des personnages si puissants au début du livre, pour les rendre inaccessibles et embrouillés avec leur propre rôle (indéfini) par la suite ? Pourquoi cette intrigue obscure et impénétrable ?

 Finalement, à bien réfléchir un peu d'explicite manque. De dire les choses un peu plus froidement, plus durement, cruellement même, aurait donné une voix plus séduisante au livre et à l'intrigue. Les personnages, déjà cruels, auraient gagné en profondeur. L'oeuvre serait passée du brouillard à l'ensorcellement. Ce qui n'est que mon avis. Mais bon, peut-être est-ce là le grandiose de Faulkner avec Sanctuaire... que l'on refasse encore et encore le livre, chacun à son propre compte, s'en jamais en altérer l'étrangeté. Et que celui-ci reste pur et intouché dans son hermétisme broussailleux.

"Il s'engagea sans bruit dans l'allée. Dès la grille lui parvint l'odeur du chèvrefeuille. La maison était obscure, silencieuse, comme une épave abandonnée dans l'espace par le reflux de tous les temps. Le bruissement des insectes n'était plus qu'un son bas, monotone, exténué, partout, nulle part, comme l'agonie chimique d'un monde laissé nu et mourant à la limite du fluide où il vivait et respirait. La lune était au-dessus, mais sans lumière ; la terre s'étendait au-dessous, mais sans ténèbres. Il ouvrit la porte, entra à tâtons dans la pièce, chercha le commutateur. La voix de la nuit - les insectes et tout le reste - l'avait suivi dans la maison ; il s'avisa soudain que c'était le frottement de la terre sur son axe, à l'approche de ce moment où elle doit décider si elle va continuer de tourner ou s'arrêter à tout jamais, globe immobile dans l'espace glacé où le parfum dense du chèvrefeuille se tordait comme une fumée froide."
Sanctuaire, William Faulkner, 1972, Gallimard, p.269 

Après avoir recopié cette citation, finalement, je me dis que c'est pour ce genre de paragraphe que je ne regrette pas d'avoir insisté et lu Faulkner. Peut-être l'intrigue est-elle sombre, hermétique, mais le style est là et ces lignes parlent d'elles-mêmes, sont closes sur elles-mêmes tout en étant vraies. Elles parlent de cette vérité indicible pour nous, mortels, mais que seuls certains ont su communiquer à l'instar de Faulkner. A ce niveau là, peu importe -presque- tout le reste.

[à lire aussi l'incroyable préface d'André Malraux, éblouissante, qui donne à elle seule envie de lire ce livre]