vendredi 31 mai 2019

Emile, encore et toujours Emile.

Le cycle des Rougon-Macquart de Zola.



Par une force insoupçonnée, je me suis replongée dans la lecture du célèbre cycle zolien, les Rougon-Macquart. Je dis "insoupçonnée", puisque cela faisait bien longtemps qu'étaient délaissées dans ma bibliothèque les lectures scolaires, les lectures trop classiques, celles que l'on avale souvent sous la force et la pression de mauvais professeurs. Bien que ne négligeant pas les "classiques", je ne me tournais depuis quelques temps que vers ceux qui me paraissaient dignes d'un intérêt personnel, liés à mes goûts et mes envies du moment. Et un Zola, comme un Balzac ou un Proust (quoique Proust...) ne se plaçaient pas en travers de mes lectures. Et puis pouf. Zola réémerge subitement. Un peu comme un oiseau qui frappe un pare-brise et oblige le conducteur (moi en l'occurrence) à s'arrêter, paniqué, pour reprendre sa respiration et observer l'élément perturbateur, attendant bien trop longtemps que de coutume pour reprendre sa route.
Je me suis laissée piégée par l'oiseau libre mais captivant qu'est Zola. Qu'est tout livre de Zola.

Je me souviens de ces moments de terreur à la lecture de Thérèse Raquin. Je dis bien de "terreur", oui. Plus de frissons m'ont traversé l'échine que pour une histoire de Stephen King. J'ai appris, au lycée, avec Thérèse, le glauque et l'horreur des mots et des livres. Tout en étant effrayée, j'ai aimé ça. J'en ai redemandé, plus tard, en suppliant d'autres auteurs et d'autres fictions de me redonner ce goût de l'effroi un livre à la main. Je ne sais pas pourquoi j'ai délaissé Zola aussi longtemps. Disons huit ans. Probablement par paresse, par oubli, et/ou par préjugé. Parce qu'au fond, l'expérience n'avait pas été si mauvaise que cela.
Et voilà que l'autre jour, dans un de mes nombreux détours dans une librairie, je tombe sur La bête humaine. Et que mon intérêt, au lieu de me pencher vers d'autres livres, s'est concentré dessus. De ce petit livre de poche je voulais en être propriétaire et l'avaler le plus vite possible. Ce que je fis en rentrant chez moi.

Probablement est-ce d'abord le titre, plus que le nom cultissime de l'auteur qui m'a poussé à rentrer dans mon nid douillet en sa compagnie. En tant que philosophe, portée essentiellement sur les question de l'être, de l'homme et de ses détours, je ne pouvais que tomber dans une longue chaîne de fantasmes étymologico-sémiotiques, entre bête et homme. Dans un second temps, ce fut le désir insatiable de plonger profondément dans l'univers d'un auteur culte/classique/incontournable mis trop longtemps de côté.
Je ne fus pas déçue. La bête humaine, c'est terrible. Moins terrible que mes souvenirs de jeunesse de Thérèse, mais tout de même assez pour exciter mon imagination. De ces rouages ferroviaires, témoins des plus grandes indécences et des crimes plus ou moins passionnels, je suis tombée sous le charme. Un charme métallique, âpre, gris et poussiéreux. Zola a gagné son pari ici, il m'a récupéré dans son camp. Il m'en fallait donc de suite un deuxième, et si possible, un deuxième qui serait le premier de l'épopée.

La Fortune des Rougon s'est donc imposé tout naturellement. Il est le premier de cette tragédie familiale de grande ampleur. De lui naît une filiation complexe, retors, tragique. La preuve qu'avec un peu de passion et de bonne volonté, on peut tout faire : d'une époque de l'histoire de France qui ne me passionne guère (les soubresauts de la République au XIXe), j'en suis venue à me délecter des histoires de chacun de ces personnages atypiques et de leur environnement social, politique et historique. Pire encore, j'en suis venue à attendre cette colonne des insurgés en marche depuis la forêt de la Seille et à espérer secrètement qu'il envahisse et démantèle le salon jaune de Plassans. Tout en sachant qu'il y aura des morts. Car la mort chez Zola ne se fait guère attendre. Elle rôde toujours, non pas surnaturelle et mystique, mais bien naturelle et froide. Elle est toujours là, à attendre ce moment où elle reprendra ses droits sur l'homme, où elle définira une fois pour toute le rythme et le sens de la vie humaine, d'un jugement sourd et sans appel. Elle n'est pas seulement l'aval de toute vie, la mort est aussi et surtout chez Zola, le barème et l'indice de l'amour. Plus un amour est fort et passionné, plus la mort sera proche. Ce pourquoi les deux adolescents éperdus, Miette et Silvère, sentent presque le souffre froid de la mort sur leur épaules, dans le terrain vague de Saint-Mittre.
Et ce fut ainsi que, pendant près de deux années, ils s'aimèrent dans l'allée étroite, dans la campagne large. Leur idylle traversa les pluies glacées de décembre et les brûlantes sollicitations de juillet, sans glisser à la honte des amours communes ; elle garda son charme exquis de conte grec, son ardente pureté, tous ses balbutiements naïfs de la chair qui désire et qui ignore. Les morts, les vieux morts eux-mêmes, chuchotèrent vainement à leurs oreilles. Et ils n'emportèrent de l'ancien cimetière qu'une mélancolie attendrie, que le pressentiment vague d'une vie courte ; une voix leur disait qu'ils s'en iraient, avec leur tendresses vierges, avant les noces, le jour où ils voudraient se donner l'un à l'autre. Sans doute ce fut là, sur la pierre tombale, au milieu des ossements cachés sous les herbes grasses, qu'ils respirèrent leur amour de la mort, cet âpre désir de se coucher ensemble dans la terre, qui les faisaient balbutier au bord de la route d'Orchères, par cette nuit de décembre, tandis que les deux cloches se renvoyaient leurs appels lamentables.
La Fortune des Rougon, Zola, 2004, le livre de poche, p.309 


D'appel lamentable, il y a aussi celui de tante Dide, point de départ à toute cette lignée des Rougon et des Macquart, délaissée par chacun de ses enfants dans sa petite impasse Saint-Mittre. Elle lutte contre l'appel tonitruant du passé. Les souvenirs douloureux de son dernier amour, Macquart, sont toujours pour elle source de douleurs. Seul Silvère, doux et charitable, reste auprès de cette femme meurtrie mais qui n'est pas sans faute, expiant pour elle, par sa pureté et sa générosité et dans une ignorance sincère, les anciens péchés commis. Malgré cela, Adélaïde n'est jamais à l'abri de crises aiguës provoquées par les fantômes du passé, ou de triste lamentations intérieures sur ce qui n'est plus mais qui toujours l'appelle et la retient. Elle apparaît alors comme la lamentable prisonnière de ces méfaits qui ne lui appartiennent plus, mais qui ressortissent désormais aux chemins de la mémoire.
La grand-mère était venue par hasard au puits. En apercevant, dans la vieille muraille noire, la trouée blanche de la porte que Silvère avait ouverte toute grande, elle reçut au cœur un coup violent. Cette trouée blanche lui semblait un abîme de lumière creusé brutalement dans son passé. Elle se revit au milieu des clartés du matin, accourant, passant le seuil avec tout l'emportement de ses amours nerveuses. Et Macquart était là qui l'attendait. Elle se pendait à son cou, elle restait sur sa poitrine, tandis que le soleil levant, entrant avec elle dans la cour par la porte qu'elle ne prenait pas le temps de refermer, la tirait cruellement du sommeil de sa vieillesse, comme un châtiment suprême, en réveillant en elle les cuissons brûlantes du souvenir. Jamais l'idée ne lui était venue que cette porte pût encore s'ouvrir. La mort de Macquart, pour elle, l'avait murée. Le puits, la muraille entière auraient disparu sous terre qu'elle ne se serait pas sentie frappée d'une stupeur plus grande. Et, dans son étonnement, montait sourdement une révolte contre la main sacrilège qui, après avoir violé ce seuil, avait laissé derrière elle la trouée blanche comme une tombe ouverte. Elle s'avança, attirée par une sorte de fascination. Elle se tint immobile, dans l'encadrement de la porte.
Ibid., p. 284 

dimanche 19 mai 2019

Course-poursuite dans les marécages

Les Maraudeurs de Tom Cooper



On a parfois tendance à lire des livres comme l'on regarde des films aujourd'hui : de manière boulimique et sans profondeur. Il faut dire que les titres sont souvent accrocheurs, les couvertures soignées, comme de beaux acteurs américains bien choisis, mais le reste laisse parfois (et disons plus : souvent) à désirer. Ce n'est pas vraiment le cas de cette petite pépite qui nous garde longtemps pantois, bien après avoir refermé sa quatrième de couverture.
Et pourtant, à première vue, difficile de dire ce qui nous tient en haleine dans ce livre. Au départ, trop de personnages avec des noms complexes à retenir (pour un lecteur francisé), une ambiance qui met plusieurs chapitres à s'installer, et surtout des -més-aventures qui paraissent, à première vue, indépendantes les unes des autres. Tout cela est faux, à partir d'un certain point.
C'est comme si Tom Cooper nous disait "voilà, j'aurais pu continuer comme ça, mais j'ai choisi de passer à la vitesse supérieure". Et sans s'en rendre compte, nous voilà captivés, subjugués par une histoire que l'on a vue venir tout en la sous-estimant. On savait que quelque chose relierait ces vies désenchantées et salie par la vase, par le pétrole, par les catastrophes et empestant la crevette. Mais on ne pensait pas que cela les relierait aussi bien. Difficile d'exprimer ce que la lecture des Maraudeurs déclenche en nous : une sorte de fascination triste, un peu perverse aussi. Parce quoi qu'on en dise, on adore ces histoires de marécages. Et qu'on en redemande encore.
Cela fait bien longtemps qu'en parcourant les auteurs américains qui osent parler de la profondeur de leur pays (de cette profondeur bien souvent dure et sale), nous ne sommes pas tombés sur un écrivain de cette sorte là. Vous savez, le dernier c'était probablement Donald Ray Pollock. Les deux se ressemblent bien. Ils savent mettre en scène des éclopés de la vie étasunienne. Et ils savent nous les faire aimer. Impossible de détester le personnage de Lindquist ici. Cet homme à qui il ne reste qu'un bras, et qui se fait voler sa prothèse en guise d'introduction. Qui parcourt la Barataria avec son détecteur de métaux, dans une certitude constante de découvrir le trésor de sa vie. Celui qui lui permettra de partir de cet enfer, de vivre une autre vie. Bien évidemment, ce n'est pas spoiler que de dire que cela n'arrivera jamais. On ne sort pas du Bayou. Une fois né et grandi en lui, on y reste jusqu'à la mort -même quand elle est violente. C'est ce que comprend le jeune personnage du livre, Wes Trench, une fois les péripéties en passe de se terminer : 
"Quand on traversait la ville, on ne voyait que des devantures condamnées, des bicoques affaissées sous le poids des éléments et des pontons qui partaient en ruine, une planche après l'autre, engloutis dans le bayou.
Et toujours ce même refrain, à la télé comme dans les livres : la Barataria était en train de disparaître, de s'effondrer dans les eaux du golfe. (...) Bientôt, disaient les anciens, Jeanette ne serait plus qu'une ville fantôme, noyée au fond de la baie. La tombe de vos parents, la tombe de vos grands-parents, peut-être même votre propre tombe- six pieds sous l'eau. (...)
Dès qu'il franchissait les frontières de Jeanette, il se faisait l'effet d'un étranger, d'un inconnu du passage. Sa façon de parler, les mots qu'il employait, le teint bistre de sa peau, couleur de boue. Les gens lui disaient qu'il avait le bayou dans la voix. D'autres, moins amènes, le traitaient de plouc. (...) Pour le meilleur et pour le pire, c'était ici qu'il était chez lui, dans la Barataria. Quoi que cela puisse vouloir dire. 
Wes sentait que son avenir était enraciné à ce lieu. A moins qu'il n'y fût attaché au contraire par la force de la gravité du passé. Peut-être un peu des deux."
C'est un souffle frais apporté par Cooper avec ce livre merveilleux, malgré toute la douleur qu'il contient. Une ode incroyable et savoureuse au Bayou ; à ce qui se meurt et se démène pour ne pas couler. A ce qui disparaît, parce qu'on en a oublié un moment la beauté.