vendredi 21 juin 2019

L'impossible possession de la nudité.


Le nu perdu,

 Porteront rameaux ceux dont l'endurance sait user la nuit noueuse qui précède et suit l'éclair. Leur parole reçoit existence du fruit intermittent qui la propage en se dilacérant. Ils sont les fils incestueux de l'entaille et du signe, qui  élevèrent aux margelles le cercle en fleurs de la jarre du ralliement. La rage des vents les maintient encore dévêtus. Contre eux vole un duvet de nuit noire.

René Char, Le nu perdu, 1978, Poésie/Gallimard

dimanche 16 juin 2019

Chroniques reykjavikoises.

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Les nuits de Reykjavík d'Arnaldur Indridason.


 Il ne faut pas bien longtemps pour comprendre pourquoi les livres d'Indridason plaisent : ils sont limpides, directs, avec juste ce qu'il faut de cruauté. C'est essentiellement l'écriture de l'islandais qui nous invite à parler de "limpidité". Celle-ci est claire et concise, et ne s'enfonce dans aucune élucubration ou longueur non désirée. Le style et l'intrigue sont directs, francs et rien n'est laissé de côté. Un chemin est précisé dès le départ, un style est mis en place et les choses se déroulent par la suite de la manière prévue, sans déviations. La cruauté quant à elle s'insère implicitement dans l'enquête du policier Erlendur. Mais paradoxalement, ce n'est pas une impression de limpidité ni de franchise ni de cruauté qui permet de bien définir ce livre, mais bien plutôt une impression d'implicite. Car l'implicite est au cœur de cette première enquête d'Erlendur.

 Comme une sorte de pré-quel aux enquêtes ultérieures du policier, ce livre nous projette dans les rues nocturnes de la capitale islandaise, petite mais plutôt bien garnie en divers crimes et violences. Nous y retrouvons l'enquêteur clé de la fiction policière islandaise : Erlendur. Mais cet Erlendur là est encore bien jeune et arpente les rues de Reykjavík au volant d'une voiture de la police de proximité, pas de la Criminelle. Le bonhomme est plutôt taciturne, renfermé et solitaire. L'enquête qu'il va mener lui convient donc plutôt bien : elle se fera en douce, sans l'aide de coéquipiers, et portera sur la mort suspecte d'un clochard de la ville (Hannibal).
"Sentant le sommeil le gagner, il reposa son livre. Il pensait aux nuits de Reykjavík, si étrangement limpides, si étrangement claires, si étrangement sombres et glaciales. Nuit après nuit, ils sillonnaient la ville à bord d'une voiture de police et voyaient ce qui était caché aux autres : ils voyaient ceux que la nuit agitait et attirait, ceux qu'elle blessait et terrifiait. Lui-même n'était pas un oiseau nocturne, il lui avait fallu du temps pour consentir à quitter le jour et à entrer dans la nuit, mais maintenant qu'il avait franchi cette frontière, il ne s'en trouvait pas plus mal. C'était plutôt la nuit que la ville lui plaisait. Quand, dans les rues enfin désertes et silencieuses, on entendait plus que le vent et le moteur de leur voiture."
Les nuits de Reykjavík, A. Indridason, point, p.77

 L'enquête est bien menée et comporte ce qu'il faut de rebondissements et de personnages suspects pour qu'on désire ardemment connaître le coupable avant de reposer le livre sur la commode de nuit. Evidemment, nous n'avons pas affaire ici à un grand chef-d'oeuvre de la littérature. Néanmoins, le livre se lit avec une rapidité extraordinaire, l'écriture est limpide, les personnages bien trouvés, et l'intrigue captivante. Et puis, ce qui retient notre attention reste cet "implicite", logé au creux des mots et des pages de ce bouquin. 

 Parce que dans le fond, il n'y a pas grand chose qui est dit. Qui est dit clairement. Les mots sont là, mais le sens reste dans le fond des lettres, en deçà de ce que l'on peut lire. Il y a d'abord et surtout, pour illustrer mon propos, l'histoire et le personnage d'Hannibal. Ce clochard, mort depuis une année au moment de l'enquête, est le personnage énigmatique de l'enquête : on ne sait pas qui il était, la raison de sa mort, les circonstances, son histoire. C'est essentiellement pour répondre à ces questions que le livre trouve sa justification. S'il n'y avait pas le caractère envoûtant de l'enquêteur Erlendur, Hannibal serait le personnage principal de ce livre. Et puis, en dehors même de l'histoire fictive de ce clochard, c'est bien l'histoire -imaginée- des clochards reykjavikois qui est contée ici. Voire même des clochards du monde entier. Des gens qui se sont perdus en chemin, pour des raisons étranges, coupables de leur sort ou innocents, pour des raisons incroyables ou mêmes complètement banales. Et contre toute attente (car les bons sentiments, non vraiment, normalement c'est pas vraiment mon truc), l'histoire de ce clochard-ci est touchante. Et des autres aussi. L'histoire de Thuri, que l'on devine mais que l'on ne connaît pas vraiment, -donc implicite-, nous intrigue également. Comme celle de son amant, dont le rôle pourrait bien être celui du meurtrier passionnel. Parce que oui, les clochards aussi ont droit à leur histoires de passion, de jalousie et de concurrence -et puis d'alcool beaucoup. Pourtant, cela est dit sans moralisation. Ce n'est que des thèmes que le livre fait surgir de temps en temps à côté de l'intrigue principale.
Cet implicite n'est donc qu'une ébauche, une tentative de l'auteur pour parler sans lourdeur, en deçà de l'histoire du roman policier, des faiblesses et des douleurs de la société islandaise contemporaine.
"L'enquête avait révélé qu'Hannibal s'était trouvé un nouveau domicile, si on peut l'appeler ainsi, à Kringlumyri. L'été de sa mort, on l'avait en effet expulsé de la cave qu'il occupait, à la suite d'un incendie. Le propriétaire avait affirmé que le feu avait pris par sa faute, mais Hannibal avait toujours refusé d'endosser cette responsabilité, et s'était retrouvé à la rue. Son calvaire avait pris fin lorsqu'il avait déniché un refuge dans le caisson en ciment qui protégeait le pipeline d'eau chaude. Un morceau s'était détaché sur un côté de la maçonnerie, ménageant une brèche suffisamment large pour qu'un homme puisse se glisser à l'intérieur et se blottir contre la canalisation.
Cet endroit avait été le dernier domicile d'Hannibal avant qu'on ne le retrouve noyé dans les tourbières. Il avait vécu là avec quelques chats errants qui s'étaient rassemblés autour de lui comme l'avaient fait autrefois les oiseaux autour de saint François d'Assise."
Ibid. p.26