lundi 16 mars 2020

De la joie d'avoir les petits trous du cœur et de l'esprit rebouchés


Les mots qui nous manquent, encyclopédie de Yolande Zauberman et Paulina Mikol Spiechowicz.



Du pur instinct qui m'a guidé jusqu'à ce livre dans les rayonnages de ma bibliothèque, jusqu'au coup de cœur qui m'a transpercé la poitrine, rien n'était prévu, seul le hasard a régné en maître dans cette rencontre.
Le livre, en lui-même, n'est qu'une succession de mots d'origines très diverses (des pays limitrophes à la France, jusqu'aux langues yiddish, sanskrite, tulu, inuit, ou même iroquoise, etc.) avec de courtes explications qui peuvent presque se lire sous forme de haïkus (brèves, succinctes, évocatrice, poétiques). Et c'est qu'il y en a un paquet de mots ! (et encore, nos deux auteures ne prétendent certainement pas à l'exhaustivité), des mots en tout genre, des plus vulgaires aux concepts philosophiques, en passant par l'évocation de la liaison amoureuse, des larmes, ou des chameaux dans le désert des touaregs. De nombreux domaines/activités de la vie quotidienne y passent (marcher, le jour qui se lève, la joie, la pluie, etc.), comme l'événement extraordinaire, unique (le mariage, la mort, l'illumination spirituelle ou religieuse, etc.), ou encore le fantastique, l'impossible (les monstres, les démons, etc.) et bien d'autres raisons de donner des définitions aux choses sont nommées : aux sensations, aux passions, aux actions des hommes et même à la nature, l'animal ou la terre, pour eux-mêmes.
Il s'y renferme un bonheur en ces pages. Je ne sais pas encore trop d'où il provient, ni pourquoi il reste là, paresseusement, au creux de certains mots (c'est subjectif, hein, après, il y a ceux qui me touchent plus que d'autres, certains m'indiffèrent bien que je leur reconnaisse une certaine valeur, ceux qui me font sourire, qui sont drôles, ceux qui sont cocasses, ceux que je n'oserai pas répéter, et surtout ceux dont je me demande comment j'ai pu vivre sans eux pendant tout ce temps...). Ce bonheur est celui de flâner, mot après mot, doucement, en prenant bien le temps de comprendre, de lire, de murmurer le mot étranger, et de sentir soudain qu'un des mots nous interpelle, celui-ci et pas un autre, pour toutes les raisons que cela comporte. Et se dire "ah, oui, mais oui..." et soupirer lentement après, repenser aux fois où on a ressenti l'émotion décrite. C'est simple comme bonheur. Quoique aimant pathologiquement recopier tout ce qui me plaît dans un livre, j'ai complexifié sur-le-champ la tâche en recopiant chaque mot qui me faisait de l'effet dans un de mes petits carnets... cela m'a prit beaucoup de temps, mais quel beau temps alors. Prenons des exemples, somme toute totalement subjectifs, de mots qui m'ont comblés.

Matsukase (japonais) : Une femme qui, comme le vent soufflant sans cesse parmi les pins, pense sans arrêt à son amoureux, jusqu'à l'obsession, la torture. 
Morgengrauen (all.) : "La grisaille du matin", l'horreur du réveil quand le ciel est gris et qu'il n'y a aucun rayon de soleil. 
Weltanschauung (all.) : La conception du monde selon la sensibilité de chacun, C. G. Jung écrit "le weltanschauung, c'est se former une image du monde et de soi-même, savoir ce qu'est le monde, savoir ce qu'on est".
Erir (touareg) : la voûte azurée qui s'étend au-dessus de nos têtes. 
Won (coréen) : la difficulté à renoncer à ses illusions. 
Hüzün (turc) : la mélancolie provoquée par un échec ou une faiblesse, si lourde à porter qu'elle en devient étrangement poétique. La tristesse des ruines, le hüzün à Istanbul, c'est le fil d'argent qui relie la ville à tous ceux qui l'ont traversée. 
Oogstrelend (danois) : Caresser des yeux.

 Et je m'arrête là car je pourrais recopier la moitié du livre. Chaque "définition", quelle soit très sérieuse (un brin philosophique, par exemple) ou plus légère, emprunte de tristesse ou de joie, de peur ou même injurieuse, est une ode à la vie sous toutes ses formes et à chaque culture, avec ce que cela comprend de particularité, de singularité et donc de beauté. Je pourrais parler longtemps des mots qui m'ont touché, disons plus précisément qui m'ont "comblé", consciencieusement, afin de tisser l'idée que ces mots, par leur non-traduction en français, nous comblent. Ils remplissent, en effet, un petit vide, disons une absence probablement insoupçonnée jusque-là, mais dont le remblayage procure paradoxalement une sensation de bien-être, de compréhension et d'épanouissement. Et franchement, entre nous, c'est pas rien un livre dont on peut dire autant de bien ; dire qu'il nous épanouit. C'est beaucoup et c'est rare, alors je retourne promptement vers ces mots qui colmatent les petits vides en moi et qui me laissent la bouche béate de la satisfaction d'avoir compris un léger quelque chose.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire