jeudi 25 juin 2020

Meredith sauvée des eaux


Mudwoman de Joyce Carol Oates


Nous ne sommes pas fait que de chair et d'os. La "pâte" dont nous sommes fait peut varier selon les types, selon les événements, selon les histoires. M. R. Neukirchen est de ceux (de celles) qui sont pétris de boue et dont les racines sont invisibles. Comme ces arbres des marais, des mangroves, dont le tronc débouche tout à coup sous nos yeux sans savoir ce qui repose et ce qui retient toute cette masse, en dessous. Il n'y a pas toujours que de l'humain en nous. M. R. Neukirchen en est la preuve : il y a de l'inhumain, de l'inconscient, de l'impensé, de l'oublié, de la matière brute, de l'animal. Si le personnage ici semble pure abstraction au départ, il devient si concret, si dur, si primitif, à mesure que l'histoire se déroule, que c’en est déroutant. Le tour de force tient à cela : M. R. devient presque trop réelle, trop brutale, trop proche. On sentirait presque l'odeur de boue sur l'oreiller. 

"C'était cela la condition humaine, peut-être ? - l'effort de demeurer humain."

 Il est évidemment question dans ce roman de la recherche de soi, de la quête d'identité, de la volonté (tantôt consciente, tantôt inconsciente) de se trouver, de savoir par-dessous tout et contre tout. Savoir ce qu'il y a avant, avant cette réussite, avant ce statut de présidente d'université, avant cette brillante carrière et ces illustres études, avant ces deux parents adoptifs aimants. Mais ce savoir ne s'accommode guère d'une réflexion logique et claire. Ce n'est pas de la philosophie, M. R. l'apprend à ses dépens. Loin de se douter de ce qui se conspire en elle et dans sa vie, M. R. se laisse d'abord doucement vaquer aux événements. Et nous aussi. Avec un plaisir malsain et pervers, nous (lecteurs) nous laissons conter l'histoire de cette femme. A aucun moment ne m'est venue l'envie d'arrêter. C'est une lecture qui devient pulsionnelle et habitée. C'est une lecture vorace et addictive, dans laquelle nous sommes pieds et poings embourbés.
De toutes les aventures et les embarras de Mudwoman, ce qui reste après fermeture des pages est l'image de la terre humide (la boue) et des racines souterraines (ou subaquatiques : sous l'eau du marais) entrelacées. Mudwoman est un mélange osé de ces deux matières et elles ne cessent de résonner en elle et dans le récit. La quête définitive de Mudwoman reste celle de l'endroit E, celui où elle aurait dû mourir, mais où elle n'est pas morte ; donc celui de la boue et de la vase, tout au fond d'un coin de nature abandonné du monde.
Et pourtant, que c'est loin tout cela de la philosophie. Du statut renommé de présidente d'université, de professeur éminent de philosophie. J'aurais d'ailleurs apprécié que le paradoxe entre les deux (le savoir universitaire, en l'occurrence philosophique, et la matière brute, la folie aussi) soit poussé encore plus loin. 

"Première femme, première année. Premier président femme de l'Université.  
Quelle reconnaissance elle éprouvait ! Mais aussi quel ressentiment ! Première femme. Pourquoi était-ce aussi important. Pourquoi le sexe était-il aussi important ! C'était un paradoxe classique de la philosophie : où est le moiDans le corps ou dans... l'âmeExiste-t-il une âme, d'ailleurs ? Existe-t-il un moiOu plutôt... des moiOu plutôt (l'horreur la plus probable, dans la lumière crue du jour au sortir d'une nuit d'insomnie) pas de moi autre qu'une matière cérébrale perpétuellement menacée d'anéantissement."

Mudwoman évite l'anéantissement avec une force pure, bestiale, une force insoupçonnée mais pourtant bien là. Comme elle s'est échappé de la boue, elle s'est extirpée de la fange (littérale et figurée), comme Baudelaire, M. R. a changé la boue en or, et comme un soldat en plein champ de bataille, elle néantisera tout obstacle qui sera sur son passage. C'est un récit de force et de vaillance, de courage et de cœur qui ne laisse pas insensible. En toute honnêteté, je ne m'attendais pas à lire un roman aussi puissant, aussi dur psychologiquement, sous ses airs simples, abordable et innocent. Résolue à vivre ce que sa vie est réellement, à ce que son histoire est (a été), c'est un exemple de courage (parfois plus ou moins conscient d'être tel) dans des situations qui sont, en principe, impossibles à voir en face, à penser. En définitive, M. R. doit accepter avec nous le temps qui fait les êtres et les choses, ce temps qui est insurmontable et indépassable. 

"Mais alors tout ceci n'aurait pas pu arriver, pensa-t-elle. Or c'est arrivé.
Le temps terrestre est irréversible. Le temps terrestre ne s'écoule que dans une seule direction.
"

samedi 18 avril 2020

Le monde soumis à la tentation de brûler

La nuit du bûcher de Sandor Marai

Michael Pacher, St Augustin et le diable, 1471-1475,

J'ai attendu quelques jours avant de donner mon avis sur ce livre de Sandor Marai. En toute honnêteté, c'est un livre que j'ai lu très rapidement : il est court, les phrases sont concises, et l'intrigue n'est pas vraiment complexe (on pourrait même dire qu'elle est très simple). Mais j'avoue n'avoir pas ressenti de vibration au cours de ma lecture (ou tout du moins pendant une bonne partie de celle-ci). Et pourtant, le thème m’enivre (l'époque, le sujet de l'Inquisition, le lieu du récit : pile poil ce qu'il faut pour m'attirer), l'insertion de personnages et de lieux historiques sont bons pour satisfaire mon goût de curiosité pour l'histoire et les faits sombres de l'époque et donner une impression de grande crédibilité à l'histoire... eh bien en fin de compte ? Ais-je vraiment aimé ce récit, ou pas tant que cela ? Difficile de répondre. Un peu des deux, je crois, si cela est possible.

Je m'explique. Si tout semblait concorder à l'avance avec mes goûts pour ce type de récits littéraires, je crois avoir été un peu déçue. Je ne m'attendais pas à un livre type "Le nom de la Rose" non plus, le volume n'étant déjà pas assez épais pour une telle comparaison, mais un peu, disons... en plus bref : avec quelques intrigues plus complexes, quelques personnages plus détaillés, et des informations sur le sujet à ne plus savoir quoi en faire. Finalement non. Pas du tout. La nuit du bûcher, c'est un livre très simple, assez doux, plutôt lent et qui ne dit que le strict nécessaire. J'ai donc ressenti une pointe de déception, mais cette désillusion n'existait que par ma propre faute : j'ai spéculé sur le roman avant même de l'avoir réellement commencé. Je me suis fait de fausses idées.

Et une fois arrivé là ?
A ce moment alors, une fois remballée ma contrariété, tout allait mieux. Il faut accepter le défi : lire une histoire sur le fonctionnement de l'Inquisition à Rome, à la fin du XVIe siècle, qui nous propose, en sus, de voir Giordano Bruno partir en fumée, sans nous en dire d'avantage, sans nous donner de réel examen des faits. C'est pas facile d'accepter un tel défi. Et par suite, ça n'a pas du être facile d'écrire ce livre non plus. Dépouiller une époque de ce qu'elle a de plus florissant, autrement dit de son bouillonnement intellectuel, de ses frémissements sociaux et religieux, mais aussi des frissonnements scientifiques, c'est compliqué à réaliser, je suppose. Personnellement, je n'aurais pas réussi une gageure pareille. J'aurais assommé le monde d'informations toutes plus pesantes et savantes les unes que les autres. Ce qui serait étouffant et à mille lieux de ce livre de Marai. C'est donc un sentiment de respect qui a percé au fil des pages. Du respect pour le sujet et la manière dont l'auteur s'en empare. Et puis du respect pour le pari qui est fait ici. La dépossession qui se réalise au fil des pages coïncide étroitement avec la distance que le narrateur prend avec son propre objectif et le chemin qu'il croyait tracé pour lui. Pour arriver à un moment d'expropriation de lui-même qui confère bien au récit cette volonté de spoliation sur son personnage et sur le lecteur ; tous deux sont alors démunis des repères dont ils étaient affectés au commencement de ce livre. Nous ressortons de la lecture du roman plus vide que nous y étions arrivés (mais attention : un vide qui est un soulagement, une respiration apaisée, vidée de ses miasmes et de ses préjugés), de même que le personnage principal se sépare de ce qui l'encombre (de ce qui encombre sa foi) pour devenir ce qu'il estime être l'état d'un accord plus pur avec soi-même. Délivré de l'Inquisition et de sa bure il pense être au plus près de ce qui était (et reste encore) son but ; délivré d'un trop d'informations nous sommes peut-être nous aussi au plus près de ce que peut être l'histoire d'un homme à cette époque, nous nous y rapprochons en tout cas, nous y sommes presque.

mardi 31 mars 2020

Confinement jour 14 / poème 2

Transe antédiluvienne

J'aurai beau chercher la proie jusque dans le désert
Dans le tableau rouge, et de mon père et de ma mère,
Dans les sous-bois charpentés et les collines insensées
Je ne me ferai pourtant jamais chasseur.

Sous le feuillage d'un bois j'aurais tôt fait de m'arrêter
Ecouter les restes de pluies après le déluge dans la vallée,
Voir les amours naissants des pierres s'envoler
C'est un cadeau léger que de s'effacer dans la chaleur.

Ou dans le gazon gris d'une ville inanimée, abrutie
Par l'instant suspendu là, laissant flotter les particules
D'une canicule où les clavicules offrent une vastitude -
d'os de nos cœurs / ravagés d'une impossible parousie.

Giorgio de Chirico, La tour rouge, 1913

lundi 23 mars 2020

Confinement jour 6 / poème 1


Pierre Soulages "Peinture 181x244", 25 février 2009, triptyque, acrylique sur toile.


Hylé

De la consistance,
la Matière :
enveloppée d'un je-ne-sais-quoi /
   un rien qui laisse
   à sentir
sentir quelque chose ;

Il y a bien l'existence :
la pierre, le feu, le doute
(ils) imprègnent mon corps,
   sans cesse parcouru par
   des Fourmis (vivantes
 parmi les vivants).

Il y a bien quelque chose
qui reste -
   de la matière dans la fumée
   après le doute / quelque chose
d'autre que la pierre.

lundi 16 mars 2020

De la joie d'avoir les petits trous du cœur et de l'esprit rebouchés


Les mots qui nous manquent, encyclopédie de Yolande Zauberman et Paulina Mikol Spiechowicz.



Du pur instinct qui m'a guidé jusqu'à ce livre dans les rayonnages de ma bibliothèque, jusqu'au coup de cœur qui m'a transpercé la poitrine, rien n'était prévu, seul le hasard a régné en maître dans cette rencontre.
Le livre, en lui-même, n'est qu'une succession de mots d'origines très diverses (des pays limitrophes à la France, jusqu'aux langues yiddish, sanskrite, tulu, inuit, ou même iroquoise, etc.) avec de courtes explications qui peuvent presque se lire sous forme de haïkus (brèves, succinctes, évocatrice, poétiques). Et c'est qu'il y en a un paquet de mots ! (et encore, nos deux auteures ne prétendent certainement pas à l'exhaustivité), des mots en tout genre, des plus vulgaires aux concepts philosophiques, en passant par l'évocation de la liaison amoureuse, des larmes, ou des chameaux dans le désert des touaregs. De nombreux domaines/activités de la vie quotidienne y passent (marcher, le jour qui se lève, la joie, la pluie, etc.), comme l'événement extraordinaire, unique (le mariage, la mort, l'illumination spirituelle ou religieuse, etc.), ou encore le fantastique, l'impossible (les monstres, les démons, etc.) et bien d'autres raisons de donner des définitions aux choses sont nommées : aux sensations, aux passions, aux actions des hommes et même à la nature, l'animal ou la terre, pour eux-mêmes.
Il s'y renferme un bonheur en ces pages. Je ne sais pas encore trop d'où il provient, ni pourquoi il reste là, paresseusement, au creux de certains mots (c'est subjectif, hein, après, il y a ceux qui me touchent plus que d'autres, certains m'indiffèrent bien que je leur reconnaisse une certaine valeur, ceux qui me font sourire, qui sont drôles, ceux qui sont cocasses, ceux que je n'oserai pas répéter, et surtout ceux dont je me demande comment j'ai pu vivre sans eux pendant tout ce temps...). Ce bonheur est celui de flâner, mot après mot, doucement, en prenant bien le temps de comprendre, de lire, de murmurer le mot étranger, et de sentir soudain qu'un des mots nous interpelle, celui-ci et pas un autre, pour toutes les raisons que cela comporte. Et se dire "ah, oui, mais oui..." et soupirer lentement après, repenser aux fois où on a ressenti l'émotion décrite. C'est simple comme bonheur. Quoique aimant pathologiquement recopier tout ce qui me plaît dans un livre, j'ai complexifié sur-le-champ la tâche en recopiant chaque mot qui me faisait de l'effet dans un de mes petits carnets... cela m'a prit beaucoup de temps, mais quel beau temps alors. Prenons des exemples, somme toute totalement subjectifs, de mots qui m'ont comblés.

Matsukase (japonais) : Une femme qui, comme le vent soufflant sans cesse parmi les pins, pense sans arrêt à son amoureux, jusqu'à l'obsession, la torture. 
Morgengrauen (all.) : "La grisaille du matin", l'horreur du réveil quand le ciel est gris et qu'il n'y a aucun rayon de soleil. 
Weltanschauung (all.) : La conception du monde selon la sensibilité de chacun, C. G. Jung écrit "le weltanschauung, c'est se former une image du monde et de soi-même, savoir ce qu'est le monde, savoir ce qu'on est".
Erir (touareg) : la voûte azurée qui s'étend au-dessus de nos têtes. 
Won (coréen) : la difficulté à renoncer à ses illusions. 
Hüzün (turc) : la mélancolie provoquée par un échec ou une faiblesse, si lourde à porter qu'elle en devient étrangement poétique. La tristesse des ruines, le hüzün à Istanbul, c'est le fil d'argent qui relie la ville à tous ceux qui l'ont traversée. 
Oogstrelend (danois) : Caresser des yeux.

 Et je m'arrête là car je pourrais recopier la moitié du livre. Chaque "définition", quelle soit très sérieuse (un brin philosophique, par exemple) ou plus légère, emprunte de tristesse ou de joie, de peur ou même injurieuse, est une ode à la vie sous toutes ses formes et à chaque culture, avec ce que cela comprend de particularité, de singularité et donc de beauté. Je pourrais parler longtemps des mots qui m'ont touché, disons plus précisément qui m'ont "comblé", consciencieusement, afin de tisser l'idée que ces mots, par leur non-traduction en français, nous comblent. Ils remplissent, en effet, un petit vide, disons une absence probablement insoupçonnée jusque-là, mais dont le remblayage procure paradoxalement une sensation de bien-être, de compréhension et d'épanouissement. Et franchement, entre nous, c'est pas rien un livre dont on peut dire autant de bien ; dire qu'il nous épanouit. C'est beaucoup et c'est rare, alors je retourne promptement vers ces mots qui colmatent les petits vides en moi et qui me laissent la bouche béate de la satisfaction d'avoir compris un léger quelque chose.

lundi 9 mars 2020

Mémoire et imaginaire


Éloge des bibliothèques de Baptiste-Marrey

Photographie de Reinhard Görner, Upper Lusatian Library of sciences, Goerlitz, Allemagne.

Partant de l'évolution -massifiante- des bibliothèques universitaires (de 1945 à 2000), pour terminer la première partie sur ce que doit être le futur des bibliothèques (plus d'engagement de la politique de l'Etat, nécessité d'une nouvelle politique du Livre et de la Lecture, besoin d'une charte qui unisse les bibliothèques dans leurs devoirs et leurs enjeux (ce qui sera fait peu de temps après ce livre), etc.) en passant par les conflits qui ont animé le réseau du livre dans les années 1990, entre librairies, éditeurs et bibliothèques (l'idée, vous savez bien, qu'un livre emprunté est un livre qui ne sera pas acheté, idée de Monsieur le Dr Lindon), en passant aussi par la politique économique du monde de l'édition, ou encore par le développement des points de littérature jeunesse (de l'Heure Joyeuse aux habituelles sections "jeunesse" de nos bibliothèques modernes) ; cet éloge est un éloge des bibliothèques, mais il est d'abord un éloge du livre et de la lecture -et des lecteurs, surtout, qui font les librairies, qui font les bibliothèques, et les éditeurs aussi, avec leurs grands supers-pouvoirs.
L'auteur dégage de cet essai une dynamique qui secoue les foyers de la culture en France (nous sommes, bien entendu, en 1999-2000 ici), mais cette secousse, cet ébranlement déniché, est plutôt positif, il se dirige vers un mieux. De ces réflexions en dix points naissent des propositions concrètes pour l'avenir du livre (dont certaines se réaliseront en ce début du XXIeme siècle), et nous sommes loin d'une volonté utopiste ou fantasmagorique. A ce propos, les annexes, très pertinentes et toujours d'une belle curiosité, piquent notre intérêt avec enthousiasme : que ce soit sur l'état de la lecture en France (et ses versants sociologiques), sur des moments historiquement clés dans l'évolution du livre, sur la confrontation librairies VS bibliothèques (des années 1993 à 1995), sur la bibliophilie, sur les belles recettes économiques des livres pour les éditeurs (et par-dessus tout pour les deux grands groupes d'édition en France : Vivendi et Hachette) et par suite, sur les impayés et les oublis de ces derniers, sur l’illettrisme, etc, etc.

C'est donc un très beau coup réalisé ici, faisant suite à l’Éloge de la librairie (et oui, on peut aimer les bibliothèques et les librairies, et défendre les deux en même temps avec un peu de bonne volonté). Ecrit avec une plume ciselée, souvent ironique et toujours pleine d'humour, c'est un réel plaisir de lire cet essai, qui se dévore très rapidement. Les dix points de la première partie sont fabuleux : ils nous apprennent, au gré de l'écriture errante de l'auteur (mais jamais perdue, passant d'un sujet à un autre avec verve et esprit), de nombreuses choses très intéressantes sur ce monde des bibliothèques (mais pas que!) toujours en mutation, qui suit le cours de la société en évolution, essayant avec vivacité et ardeur (des adjectifs rarement employés pour désigner les bibliothèques et leur(s) activité(s) : mais moi, si, je pense qu'ils la décrivent très bien) de trouver des solutions et des astuces, quitte à employer des chemins de traverse, aux problèmes actuels et/ou futurs. A garder à l'esprit les deux mots signifiants pour décrire d'un trait rapide les bibliothèques et leur fonction (et à plus large échelle, la fonction du livre lui-même) : le rôle de la mémoire et celui de l'imaginaire.

mardi 3 mars 2020

C'est sans remède


Fin de partie de Samuel Beckett



 
On pleure, on pleure, pour rien, pour ne pas rire, et peu à peu... une vraie tristesse vous gagne (...). Mais réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c'est sans remède ! (Un temps.) Allez-vous en et aimez-vous ! (...). La fin est dans le commencement et cependant on continue. (Un temps.) Je pourrais peut-être continuer mon histoire, la finir et en commencer une autre. (Un temps.) Je pourrais peut-être me jeter par terre. (Il se soulève péniblement, se laisse retomber.) Enfoncer mes ongles dans les rainures et me traîner en avant, à la force du poignet. (Un temps.) Ce sera la fin et je me demanderai ce qui a bien pu... (il hésite)... pourquoi elle a tant tardé. (Un temps.) Je serai là, dans le vieux refuge, seul contre le silence et... (il hésite)... l'inertie.

Fin de partie, Samuel Beckett, Les Ed. de Minuit, p.91-92
Image : Writers Laughing : Samuel Beckett, Jacke Wilson.

Première chose : Honte à moi d'avoir mis si longtemps avant de lire Fin de partie. Je ne sais ce qui m'a retenue, ce qui m'a empêchée, ce qui m'a fait hésiter -dirait Beckett. J'ai toujours été une grande amoureuse de la littérature (et donc du théâtre) de l'absurde ; j'ai toujours été une grande amoureuse de Beckett lui-même, par suite. Sa belle figure, si caractérisée, si contrastée, parfois peut-être, plus expressive que ses récits sans queues ni têtes (parce que lui, déjà, il en a une de tête). Je me rattrape tout de même sur l'intensité et l'envie que j'ai ressenti dans ma lecture vorace et rythmée de cette pièce. Après tout, comment lire Beckett autrement qu'en le dévorant ? J'aurai mangé la couverture si elle n'était pas si belle. Avaler du Beckett, c'est pas bien dur, ça passe tout seul (quand on est déjà préparé à ce que peut être du Beckett ; quand on est novice c'est autre chose : c'est amer et ça gratte le fond de la gorge). On est même pas tout à fait rassasié une fois la pièce consommée, on en redemanderai encore s'il y avait un peu de rab'. La beckettoboulie n'est pas donnée à tout le monde, c'est une maladie qui se mérite. Pour cela, il ne faut pas compter les calories. Avaler sans compter. Lire sans rechigner. Toutes ces phrases collées les unes aux autres, se balançant d'une bouche à l'autre dans un rythme jamais entraînant, toujours empêché, toujours hésitant, encore tremblant : il faut le supporter. L'estomac ne doit pas être trop fragile, sinon c'est le drame (il pourrait avoir régurgitation -et si l'on est allergique : tremblements). De mon côté, tout va bien, je suis infectée depuis longtemps. Les mots de Samuel rebondissent avec légèreté en mon intestin grêle, j'en ferai presque une sieste. Après quelques minutes de digestion déjà, après coup, je me sens repue. La pièce est bien faite, jolie à voir et à manger : les mots sont encore chauds en moi et je peux sentir leur odeur singulière de lucide désespoir (celui qui nous donne le rictus, ou même le fou rire). C'est comme un relent de pêche trop mûre au soleil, avec une pointe d'acidité, ou bien, parfois, un remugle de caféine. J'adore lire du Beckett. Ça se voit d'ailleurs : après une bonne lecture comme celle-ci, je me traîne, en pleine digestion, dans l'appartement, le sourire au lèvres, le ventre en plein ravissement et l'esprit, oui, presque, dans une sorte d'extase. Probablement ais-je l'air un peu idiote à ce moment-là. Comme toute personne sortant du restaurant, trop gavée, soûlée d'une nourriture délicieuse, les mains collées sur une grosse bedaine bien remplie.
Il faut bien expliquer, a minima, pourquoi j'aime tant l'aliment-Beckett. Faisant partie de mes plats préférés (les cyniques, les sceptiques, les désespérés, les extralucides, les obscènes, les railleurs, les tordus, etc.), il est évidemment toujours le bienvenu dans mon assiette, et quelque soit sa forme du jour (Beckett-amer, Beckett-absurde, Beckett-fou, Beckett-dangereux, Beckett-cynique, Beckett-joueur, Beckett-tricheur...). Les phrases sont incisée, entrecoupée de monologues fous et dépressifs, de soliloques incompréhensibles, de mots lâchés soudainement, sans raison, et de soupirs. S'il y en avait deux, comme lui, je serai en surpoids. J'en mangerai sans cesse, sans m'arrêter, irraisonnablement.
Hamm (avec colère). : Un aparté ! Con ! C'est la première fois que tu entends un aparté ? (Un temps.) J'amorce mon dernier soliloque.
Clov. : Je te préviens. Je vais regarder cette dégoûtation puisque tu l'ordonnes. Mais c'est bien la dernière fois. 
Fin de partie, Samuel Beckett, Les Ed. de Minuit, p.102

Il semblerait que ce soit une fois parvenu dans mon gros intestin que Samuel me soit le plus profitable, d'un point de vue pratique. J'en viens à ce stade de ma digestion, à penser, réfléchir, retourner, embrasser, recoller, rechercher, stopper, sur le texte même qui marmite en mon sein. Vous voyez où je veux en venir : c'est le moment où Beckett nous redonne quelque chose. Jusque-là, des phrases absurdes, scintillantes d'une beauté esthétique et sombre. Un bonheur pour toute personne légèrement (ou totalement) atteinte de dépressivite (dépression rapide et souvent accompagnée d'une poussée d'hormone de bonheur, complètement stupide, absurde dirait-on). Après ces beaux mots (des mots purs, innocents, presque), après l'ingestion, vient la macération, la décoction du texte et des idées. Bon, je sais, je ne suis pas censée parler d'idée ou de sens (certainement pas de concept) ici. Mais, même si l'absurde répugne au sens, il nous en donne un certain : celui de ne pas en avoir. Le sens du rien, le sens du tout, le sens d'un joli mélange un peu fou-fou. Un sens peut-être brisé, rompu (on suppose la fin d'un temps, la fin de la terre, l'apocalypse, le plus rien, la suite de la vie, dans cette pièce -ou alors juste la folie). C'est un peu Les bas-fonds de Gorki, le côté social en moins. Ici, pas de distinction de classes, aucun statut, pas de dénomination claire. S'il y a domination de l'un sur l'autre (Hamm sur les trois autres personnages surtout), on ne sait même pas pourquoi, au nom de quoi il serait le dominant. Tout comme Clov, qui tente désespérément de trouver en lui le courage de se rebeller (de partir). Ce serait bien, ce serait beau, ça aurait drôlement de sens, mais il ne le trouve pas, ne sachant où chercher, ni pourquoi il le chercherait. Et d'ailleurs, quand il s'en va pour de bon (à la fin de la pièce ; fin de la partie, qui a gagné ?), l'objectif même de sa fuite a perdu tout son sens. A quoi bon ? Se répète-t-on. D'accord, s'en aller, mais, diable, Clov, pour aller où ?
M'enfin, bon, bref. Tout cela pour dire que j'adore Beckett. Que je le digère lentement, et que je savoure bien cette digestion. D'ailleurs, ceci, écrit-là, est probablement une partie du résultat de cette belle marinade. En même temps, je ne prévois rien de particulier, comme Beckett (ou ses personnages surtout), je ne laisse rien au sens ni à la providence. Je fais un gros legs au hasard, au gré du vent, qu'il se débrouille avec tout cela. Comme dit Ki-Taek dans Parasite de Bong Joon-ho (oui, ça fait un peu "surfeuse de la vague" mais je me le suis remis hier soir, il est donc en train de se mélanger dans mon tube digestif avec Samuel...) : "Ki-woo, tu sais quel genre de plan ne rate jamais ? Ne pas avoir de plan. Pas de plan. Tu sais quoi ? Si tu fais un plan, il n'aboutira jamais".
Mais redonnons la parole à Beckett, c'est tellement agréable :

Hamm. : Clov !
Clov (absorbé). : Mmm.
Hamm. : Tu sais une chose ?
Clov (de même). : Mmm.
Hamm. : Je n'ai jamais été là. (Un temps.) Clov !
Clov (se tournant vers Hamm, exaspéré). : Qu'est-ce que c'est ?
Hamm. : Je n'ai jamais été là.
Clov. : Tu as eu de la veine.
   Il se tourne vers la fenêtre.  
Hamm. : Absent, toujours. Tout s'est fait sans moi. Je ne sais pas ce qui s'est passé. (Un temps.) Tu sais ce qui s'est passé, toi ? (Un temps.) Clov !
Clov (se tournant vers Hamm, exaspéré). : Tu veux que je regarde cette ordure, oui ou non ?
Hamm. : Réponds d'abord.
Clov. : Quoi ?
Hamm. : Tu sais que ce qui s'est passé ?
Clov. : Où ? Quand ?
Hamm (avec violence). : Quand ! Ce qui s'est passé ! Tu ne comprends pas ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Clov. : Qu'est-ce que ça peut foutre ?
   Il se tourne vers la fenêtre. 
Hamm. : Moi je ne sais pas.
Fin de partie, Samuel Beckett, Les Ed. de Minuit, p.97-98